Les  » Ecrits inspirés  » de Joyce

 

joyceDans le Sinthome, séance du 10 février 1976, Lacan pose la question de savoir si Joyce était fou. Or il aborde cette question par deux biais, le premier étant de savoir si Joyce se prenait où non pour un rédempteur, autrement dit un sauveur, sinon un sauveur de l’humanité au moins un sauveur de la littérature. Le second biais étant celui de son écriture, en référence aux  » écrits inspirés  » de la psychose.

C’est ce point que je voudrais préciser pour l’instant en repartant de ce qu’en dit Lacan :
 » … j’ai commencé par écrire Ecrits inspirés. C’est un fait que c’est comme ça que j’ai commencé. Et c’est en ça que je ne suis pas trop étonné de me retrouver confronté à Joyce. C’est bien pour ça que j’ai osé poser cette question, question que j’ai posée tout à l’heure, Joyce était-il fou ? Qui est : par quoi ses écrits lui ont-ils été inspirés ?  »

La séance d’après, celle du 17 février 1976, il reprend cette question :
 » … il est difficile dans son cas de ne pas évoquer mon propre patient tel qu’à savoir chez lui ça avait commencé – c’est à savoir qu’à l’endroit de la parole, on ne peut pas dire que quelque chose n’était pas à Joyce imposé. Je veux dire que dans le progrès en quelque sorte continu qu’a constitué son art, à savoir cette parole, parole qui vient à être écrite, de la briser, de la démantibuler… il est difficile de ne pas voir qu’un certain rapport à la parole lui est de plus en plus imposé.  »

Mais il ne répond pas à cette question qu’il se pose par l’affirmative, bien loin de là :  » Sans doute y a-t-il là une réflexion au niveau de l’écriture. Je veux dire que c’est par l’intermédiaire de l’écriture que la parole se décompose en s’imposant. En s’imposant comme telle, dans une déformation dont reste ambigu de savoir si c’est de se libérer du parasite, du parasite parolier dont je parlais tout à l’heure, qu’il s’agit ou au contraire de quelque chose qui se laisse envahir par les propriétés d’ordre essentiellement phonémiques de la parole, par la polyphonie de la parole.  »
Donc s’agit-il pour Joyce, d’être victime de ces pouvoirs de la parole ou au contraire, par son écriture même, de s’en libérer ?

Dans une première approche , ce passage de Finnegans Wake est en faveur de cette imposition de la parole :
 » … regarde cette prépronominale funfèbre, gravée et retouchée et finbriquée et rembourcapitonnée tout comme un œuf de baleine farcie de pemmican comme si elle était condamnée à se faire éternellement renifler un plein trillion de fois plus une nuit, que son ciboulot en coule et surnage, par cet idéal lecteur souffrant d’une idéale insomnie  » (p. 120 FW et dans Ellmann p.189.)
Pourtant, sur cette dernière œuvre, Joyce travailla seize ans, on ne peut donc dire que son écriture fut spontanée, dictée par on ne sait quelle instance. Elle participait d’un projet construit, structuré, longuement élaboré.
Voici ce que lui-même en écrivait, d’après Ellmann  » Que Finnegans Wake dût être le rêve d’une nuit comme Ulysse était le livre d’un jour, il en avait déjà été ainsi décidé. La nuit justifiait un langage spécial.  » je suis au bout de l’anglais  » disait Joyce à August Sutter et à un autre ami :  » j’ai envoyé coucher le langage « . Il expliquait à Max Eastmann, dans un dernier et vain effort pour le convertir à sa méthode,  » En écrivant sur la nuit, je ne pouvais réellement pas, je sentais que je ne pouvais pas utiliser les mots dans leurs rapports ordinaires. Mais quand le jour se lève tout redevient clair… je leur restitue leur langage anglais. Je ne le détruits pas pour de bon « . ( Ellmann p. 181, volume II)

On ne peut qu’être frappé en lisant cette prose à quel point Joyce rejoint son homonyme Freud, alors qu’il décrit les mécanismes du rêve, condensation, déplacement, et modifications, arrangements de ce texte du rêve  » eut égard à sa mise en scène  » , arrangements qui peuvent lui donner un semblant de sens, le rendre cohérent.

Voici deux exemples de rêve qui se rapprochent au plus près de ce  » mastic  » de mots que Joyce invente à jets continus. Freud les utilise pour indiquer ce qu’il en est de ce procédé qu’est la condensation.  » Ces sortes de rêves aboutissent à la création de mots comiques et étranges « .
Le premier est celui d’une phrase  » C’est un style vraiment NOREKDAL  » Il provient d’un rêve de Freud. La veille un de ses collègues lui avait parlé d’une de ses découvertes en physiologie qu’il surestimait manifestement et cela en termes très emphatiques. La phrase était donc une réponse ironique à ce collègue. Selon Freud, ce mot était formé d’une série de superlatifs  » colossal, pyramidal « . Mais il rajoute que ce  » mot monstrueux  » était composé de deux noms Nora et Ekdal, souvenirs de deux drames connus d’Ibsen. De fait, il avait lu peu de temps auparavant un article sur Ibsen de ce collège critiqué et moqué dans son rêve.
Le second mot composite a été forgé par une analysante de Freud : Elle assiste avec son mari à une fête paysanne et dit  » tout cela aboutira à un MAISTOLLMÜTZ général ».
Comment ce mot a-t-il été fabriqué ? Elle a en rêve le sentiment obscur que c’est une sorte de bouillie faite de maïs, une polenta. Le mot se décompose en maïs – toll – manstoll (nymphomane) – Olmütz.
A partir de maïs partait Meissen (une porcelaine de saxe qui représente un oiseau. Miss, une anglaise, et Mies, dégoût. Sans nous en dire plus, Freud nous indique qu’une  » longue chaîne de pensées et d’associations partait de chacune des syllabes de ce mastic  » ( Interprétation des rêves, p. 257)
Quelle différence y a-t-il dès lors entre ces mots forgés par Joyce dans ses œuvres et celles forgées dans les rêves ?

Si les poèmes sont eux aussi comme les rêves, des formations de l’inconscient peut-on réellement opposer le travail créateur de Joyce et le travail du rêve ?
Il y a au moins un point sur lequel ils s’opposent. C’est sur le fait que même s’ils ont exactement la même structure, les rêves sont déchiffrables, il n’en n’est pas de même de l’écriture de Joyce.
Si on peut être sensible à leur musique, ces écrits restent énigmatiques. Sans doute l’étaient-ils tout autant pour celui qui leur avait donné naissance.

En rapprochant ces textes de Joyce des textes du rêve, il me semble qu’on approche au plus près de ce qu’en disait Lacan à propos du fait que Joyce avait publié Finnegans Wake, alors qu’il était illisible :  » … qu’il l’ait publié, c’est ce dont j’espèrerais, s’il était là, le convaincre qu’il voulait être Joyce le symptôme, en tant que le symptôme, il en donne l’appareil, l’essence, l’abstraction  » ( Joyce le symptôme I).
En comparant l’un des fragments de cette œuvre de Joyce et les mots forgés, par condensation, dans les rêves, il me semble qu’on peut en apporter une preuve tangible.

Recherchant à nouveau quelques lignes en guise d’exemple, pour conclure cette toute première approche des liens de Joyce à Lacan par le biais du Sinthome, je suis tombée par hasard et donc par bonheur, sur un passage où Joyce parle du graphe. Je ne suis quand même pas sûre que ce soit le même que celui de Lacan, encore que pourquoi pas, pour lui aussi, dans ces lignes, il doit s’agir du désir. Le problème étant de savoir lequel :
 » Le graphe protéiforme est en soi un polyèdre d’écriture. Il fut un temps où des alphabètes naïfs l’auraient écrit en traçant le portrait d’un récidiviste en pure déliquescence, peut-être ambidextre, subnausicaa sur les bords aussi et présentant un étrange et profond arc-en-bolesque sur son (masculin et féminin ) occipute.  »
A propos de ce « subnausicaa », de cet « occipute masculin et féminin », on peut évoquer le prénom féminin de Joyce. Il s’appelait James Augusta Joyce. Celui de Bloom, comme en écho, était Leopold Paula Bloom.

Question subsidiaire : que pourrait on dire de la poésie de René Char ou de Stéphane Mallarmé? Par quoi leurs écrits leur avaient été imposés

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