Rêves de soif

A l’orée de ce nouveau chapitre, chapitre III ayant pour titre « Le rêve est une satisfaction de désir » Freud devient lyrique. Il admire le paysage qui se présente devant lui, prend le temps de choisir les chemins qu’il empruntera, se réjouit surtout de l’exploit accompli. On le sent heureux et il y a de quoi  : « Quand au sortir d’un nouveau chemin creux on débouche soudain sur une hauteur où les chemins se divisent et où s’offrent au regard dans des directions différentes les perspectives les plus riches, on a bien le droit de se poser un instant et de se demander de quel côté on va d’abord tourner ses pas. Quelque chose de semblable nous arrive à présent, maintenant que nous avons passé le cap de cette première interprétation d’un rêve. Nous sommes dans la grande clarté d’une révélation soudaine». Arrivé au sommet, Freud admire le panorama qui se présente à lui.

Quant à nous, ses lecteurs, avec ce chapitre, nous voyons ainsi la progression de son ouvrage, comment se dessine le plan du livre, tout d’abord la littérature sur le rêve, l’interprétation d’un rêve selon sa méthode, le rêve de l’injection faite à Irma, puis, en ce troisième chapitre, la mise à l’épreuve, la validité de sa proposition avec d’autres rêves, celui notamment de l’urne funéraire.  C’est un raisonnement par induction : « Nous avons appris que le rêve exposait un désir comme étant satisfait. Ce qui doit nous intéresser après cela c’est la réponse à la question de savoir s’il s’agit là d’un caractère universel du rêve ou simplement du contenu contingent de ce rêve particulier […] Y-a-t-il d’autres rêves de désir encore ou peut-être n’y a-t-il rien d’autre que des rêves de désir. » C’est à cette question, que tous les rêves rapportés dans ce chapitre doivent apporter réponse, avec parmi eux le rêve que l’on peut nommer rêve de l’urne funéraire.

Éloge de la soif

Freud écrit : « Si le soir je mange des anchois, des olives ou quelque aliment fortement salé, j’aurai soif dans la nuit suivante, et cette soif me réveillera. Mais avant le réveil il y a un rêve qui a toujours le même contenu, savoir, que je bois. J’ingurgite de l’eau à plein traits, je trouve ça délicieux, comme seule peut l’être une boisson fraîche quand on crève de soif, et alors je me réveille et il faut impérativement que j’aille boire pour de bon. Ce qui déclenche ce rêve « simple » c’est la soif que je perçois effectivement au réveil. C’est de cette sensation que procède le désir de boire, et, ce désir, le rêve me le montre comme satisfait […] Si je réussis à calmer ma soif, en rêvant que je bois je n’aurais pas besoin de me réveiller […] Malheureusement le besoin d’eau pour étancher ma soif ne saurait être satisfait dans un rêve, comme l’est ma soif de vengeance à l’encontre de l’ami Otto et du Dr M. »

Cette partie du texte est très riche, s’en dégagent en effet , à partir du besoin de boire, à un premier niveau, la soif, comme désir de boire, puis le désir de dormir, et enfin et surtout le désir de vengeance de Freud, envers ses confrères qui cogitaient autour des symptômes d’Irma.

Nous avons donc en outre la surprise de découvrir, dans l’après-coup, à propos de ces rêves de soif, en décalé, ce qu’il en était, au moins en partie, du désir inconscient de Freud dans ce rêve de l’injection faite à Irma. Mais si nous poussons un peu plus loin, ces métaphores de soif, soif de vengeance, en évoquant, par exemple, ce qu’il en est de la soif de reconnaissance, on peut prolonger un peu plus cette exploration du rêve de l’injection faite à Irma. En se référant à ce que Lacan décrivait du désir comme étant « désir de désir » et donc « désir d’être reconnu ».

Le  rêve de l’urne funéraire

Freud avait déjà soif avant de se coucher et avait bu le verre d’eau qui était posé sur sa table de chevet. Quelques heures plus tard il avait à nouveau eu soif. Il décrit ainsi son rêve «  Pour me procurer de l’eau il fallait quee je me lève et que j’aille chercher le verre qui se trouvait sur la table de nuit de ma femme. Conformément à quoi j’ai donc rêvé que ma femme me servait à boire l’eau d’un récipient ; ce récipient était une urne cinéraire étrusque que j’avais ramené à la maison d’un voyage en Italie, et dont depuis j’avais fait cadeau à quelqu’un. Mais son eau était si salée ( à cause de la cendre manifestement) qu’il a bien fallu que je me réveille ».

Et voici l’interprétation que Freud nous en donne : « Comme sa seule intention est la satisfaction d’un désir, il peut être complètement égoïste ; l’amour du confort n’est vraiment pas compatible avec les égards pour autrui. L’immixtion de l’urne funéraire est essentiellement une fois de plus, une satisfaction de désir. Je suis désolé de ne plus posséder ce récipient, de la même façon, d’ailleurs que le verre d’eau du côté de ma femme m’est lui aussi devenu inaccessible. »  On voit à partir de ce rêve se dessiner le fait que ce dont il rêve, ce sont des objets manquants, son verre d’eau déjà bu et par glissement, l’urne funéraire qu’il n’a plus et qu’il regrette d’avoir donné.

On ne peut s’empêcher de penser que si, dans son rêve, Freud a bu dans cette urne funéraire et surtout que l’eau bue a pris goût de cendre c’est un peu comme s’il avait en quelque sorte incorporé,  en buvant cette eau, un peu du corps de ce lointain défunt étrusque. Nous risquerons-nous à évoquer, à propos de ce rêve, une légère trace de cannibalisme ?

Si nous essayons de repérer les trois registres du Symbolique, de l’Imaginaire et du Réel, comme Lacan l’a fait pour le rêve d’Irma, peut-on dire que, dans ce rêve, le Réel est au coeur de l’urne,  peut-être dans les cendres qu’elle contient ? Pour le Symbolique, l’urne cinéraire, avec sa portée symbolique de l’organe féminin, le réceptacle de la vie,  prend aussi la valeur  d’un cadeau  donné et regretté.  Si sa femme lui donne à boire dans cette urne, c’est qu’il la possède encore. On peut aussi retenir  la « Soif  » elle-même, comme signifiant, pour sa portée métaphorique.   Je me demande aussi si derrière sa femme, ne se profile pas sa mère, il a faim et elle le nourrit, tout comme sa femme lui donne à boire.

A ce propos, en relisant tous ces rêves de soif rapportés par Freud, je pensais aux beaux passages des « Nourritures terrestres » où Gide évoquait les délices de la soif en tant que métaphore du désir : « Mon bonheur venait de ce que chaque source me révélait une soif, et que, dans le désert sans eau, où la soif est inapaisable, j’y préférais encore la ferveur de ma fièvre sous l’exaltation du soleil. Il y avait, au soir, des oasis merveilleuses, plus fraîches encore d’avoir été souhaitées tout le jour. »

Ces  rêves se trouvent p. 162/163 de L’interprétation du rêve, version Jean-Pierre Lefebvre.

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