Marx et les quatre discours

Dans les deux premières séances du séminaire D’un Autre à l’autre, de novembre 1968, Lacan nous annonce qu’il abandonne la thermodynamique qui avait servi à Freud de support pour décrire la libido. Il l’abandonne pour prendre ses références dans le discours marxiste en posant comme strictement équivalents, la plus value de Marx et ce qu’il appelle le plus de jouir sous la forme de l’objet a.

Comme la façon dont il introduit ces équivalences est importante, il vaut la peine de les reprendre en ses propres termes : « Je ferais appel à Marx, dit-il, dont j’ai eu beaucoup de peine […] à ne pas introduire plus tôt le propos dans un champ où il est pourtant parfaitement à sa place. Je vais aujourd’hui introduire, à propos de l’objet a, la place où nous avons à le situer ».

Selon lui, et c’est de là qu’il part, l’un des commentateurs de Marx qui n’est autre qu’Althusser se pose la question de savoir quel est l’objet du Capital. Si j’ai bien compris, cet objet c’est justement la plus-value, mais cet objet il ne peut le mettre en valeur, le dégager, qu’en partant de la fonction du marché. D’autre part, « sa nouveauté est la place où il situe le travail ». Cette place est celle d’une marchandise : « Il y a un marché du travail ». « C’est cela nous dit Lacan, qui lui permet de démontrer ce qu’il y a dans ce discours d’inaugural et qui s’appelle la plus-value ». Cette plus-value est celle qui est apportée par la force de travail du prolétaire.

Il établit une correspondance, une coïncidence entre cette plus-value du discours marxiste et ce plus de jouir du discours analytique : « Voici ici, bel et bien, ce dont il s’agit. C’est dans le discours sur la fonction de la renonciation à la jouissance que s’introduit le terme de l’objet a. Le plus de jouir comme fonction de cette renonciation sous l’effet du discours, voilà qui donne sa place à l’objet a, tel au marché, c’est à savoir à ce qui définit quelque objet du travail humain comme marchandise, tel chaque objet porte en lui-même quelque chose de la plus-value, ainsi le plus de jouir est-il ce qui permet l’isolement de la fonction de l’objet a.

Il faut donc d’abord qu’il y ait le discours pour que s’en dégage ce qui en est l’effet : « « II faut un discours assez poussé pour démontrer comment le plus de jouir tient à l’énonciation, donc est produit par le discours, pour qu’il apparaisse comme effet. »

Mais est-ce que ce qui en est l’effet, l’effet de ce discours n’en est pas de fait la cause ? Ce qui permet de saisir cette apparente contradiction, le clivage entre les deux, entre l’effet et la cause, c’est justement l’objet perdu freudien qui est défini par Freud comme condition de l’objet à retrouver : c’est parce qu’il a été perdu qu’il peut être recherché et surtout qu’il ne peut jamais être retrouvé, ce qui relance sa recherche à jamais puisque celui qu’on trouve n’est jamais le bon. Lacan définit, lui, comme équivalente à cette perte de l’objet initial l’interdit du corps de la mère qu’il nomme « renonciation à la jouissance ». Elle ouvre la clef des champs du désir sous la forme de l’objet a.

Dans cette sorte de première initiation au discours marxiste, à propos de cette plus-value qu’est le travail du prolétaire, tout d’un coup Lacan pose comme une sorte de nécessité la question de l’acte révolutionnaire. Or il a déjà évoqué ce qu’il en est de cette notion de l’acte, notamment de l’acte sexuel et de l’acte analytique et bien sûr l’acte manqué. La seule chose dont on peut être certain d’emblée c’est que tout acte est un acte signifiant. Lacan en donne comme exemple la traversée du Rubicon par César.

Dans ces premières pages, voire dans ces quelques lignes, dans cette référence à Marx, il y a donc en germe et ce qu’il va appeler les quatre discours, discours qui sont des écritures inventées à partir de sa définition princeps du signifiant « Le signifiant est ce qui représente un sujet pour un autre signifiant » Un signifiant S1 représente le sujet S barré, pour un autre signifiant S2, dans cette opération il y a un reste, c’est l’objet a.

Ce qu’il écrit donc c’est d’abord le discours du Maître et il faut noter que c’est lui qui correspond à la définition du signifiant et de sa fonction dans le champ de l’analyse à savoir « le signifiant représente le sujet pour un autre signifiant »

 Les trois autres discours y compris le discours analytique – et d’emblée Lacan nous annonce qu’il ne peut y en avoir que quatre justement à cause de ces quatre places disponibles – ne peuvent être déduits qu’à partir de ce discours du Maître, strictement équivalent, selon l’approche qu’en fait Lacan, au discours dit capitaliste, celui inventé par Marx.

Dans la séance suivante, celle du 20 novembre il éprouve le besoin de repréciser ce qu’il a avancé et c’est là qu’il cite Althusser : « La dernière fois, qui était une première, j’ai donc fait référence à Marx dans une relation que, dans un premier temps, j’ai présentée comme homologique, avec tout ce que ce terme comporte de réserves. J’ai introduit à côté, disons, de la plus value qu’on appelle, dans la langue originale – non pas que cette notion bien sûr a été pour la première fois nommée mais découverte dans sa fonction essentielle – Mehrwert […]Donc, à cette plus-value, j’ai accroché, j’ai superposé, j’ai induit à l’envers la notion de plus de jouir. Ça s’est dit comme ça dans la langue originale. Ça s’est dit la dernière fois pour la première fois, c’est-à-dire en français […] Pour la rendre à la langue d’où m’en est venue l’inspiration, je l’appellerai, pour peu qu’aucun germaniste dans cette assemblée ne s’y oppose Merhlust.

Bien sûr, je n’ai pas produit cette opération sans faire référence discrète, sous le mode où il m’arrive de le faire quelquefois, allusive, à celui dont, pourquoi pas, les recherches et la pensée m’y ont induit, à savoir à Althusser. Naturellement, selon l’usage, dans les heures qui suivent, ça a fait du pia-pia dans les cafés où on se réunit et combien n’en suis-je pas flatté, voire comblé, pour discuter le bout de gras sur ce qui s’était dit ici. A la vérité, ce qui peut se dire à cette occasion, et que je ne dénie pas puisque c’est sur ce plan que j’ai introduit mon propos de la dernière fois, à savoir ce facteur, le facteur poubellicant ou poubellicatoire, comme vous voudrez l’appeler, du structuralisme. J’avais précisément fait allusion au fait qu’aux derniers échos, Althusser ne s’y trouvait pas si à l’aise. J’ai simplement rappelé que, quoiqu’il en soit de ce qu’il avoue ou renie du structuralisme, il semble bien à qui le lit que son discours fait de Marx un structuraliste et très spécialement en ceci qu’il souligne son sérieux ».

Or dès que Lacan parle de sérieux c’est toujours dans une référence à l’écriture et entre donc dans le champ de la logique, celle des quatre discours :

 

D’une façon surprenante dans une conférence à Milan qui a été publiée sous le titre « Le discours analytique », de 1972, Lacan parle d’un cinquième discours, donc en parfaite contradiction avec ce qu’il avait affirmé, qu’en fonction des quatre places occupées par ces quatre lettres il ne pouvait y avoir que quatre discours. Ce cinquième discours il le nomme discours capitaliste et justement dans ce discours il change l’ordre de ces lettres en interchangeant de place le S1 et le sujet barré. Le S1 passe sous la barre venant occuper la place de la vérité tandis que le S barré, lui vient occuper la place dominante. Mais il faut remarquer de plus que dans ce discours dit capitaliste, suivant les schémas qui en ont été conservés, les flèches peuvent changer de sens, ascendantes dans le discours du maître, elles sont descendantes dans ce discours capitaliste. De même il convient de noter sa dénomination. Est-ce qu’il s’agit du discours capitaliste ou du discours du capitaliste ?

Sans nul doute pour pouvoir interpréter ainsi cette nouvelle écriture du discours il convient de le comparer aux quatre autres et aussi de suivre à la lettre ce que nous en dit Lacan, prêter attention à la manière dont il arrive dans le fil de son discours :

« On ne peut pas dire que, en fin de compte, je n’ai pas réussi quelque chose… j’ai réussi à ce que quelques analystes se préoccupent de ce biais que j’ai essayé de vous expliquer : quel est le clivage entre le discours analytique et les autres. Et puis je dirais que tout le monde depuis quelques années y est intéressé. Tout le monde y est intéressé au nom de ceci : qu’il y a quelque chose qui ne tourne plus rond. Il y a quelque part, du côté de ce qu’on appelle si gentiment, si tendrement, la jeunesse… comme si c’était une caractéristique… au niveau de la jeunesse il y a quelque chose qui ne marche plus du côté d’un certain discours… du discours universitaire, par exemple… Je n’aurais probablement pas le temps de vous le commenter, le discours universitaire…

Celui-là, c’est le discours éternel, le discours fondamental. L’homme est quand même un drôle d’animal, n’est-ce pas ? Où, dans le règne animal, y a-t-il le discours du maître ? Où est-ce que dans le règne animal y a-t-il un maître ?…S’il ne vous saute pas aux yeux tout de suite, à la première appréhension, que s’il n’y avait pas de langage il n’y aurait pas de maître, que le maître ne se donne jamais par force ou simplement parce qu’il commande, et que comme le langage existe vous obéissez […]

Tout ce qui se passe au niveau, comme ça, de ce qu’on appelle la jeunesse, est très sensible parce que ce que je pense c’est que si le discours analytique avait pris corps… ils sauraient mieux ce qu’il y a à faire pour faire la révolution.

Naturellement il ne faut pas se tromper, hein ? Faire la révolution, je pense que quand même, enfin, vous autres, vous qui êtes là et à qui je m’adresse le plus… vous devez quand même avoir compris ce que ça signifie… que ça signifie… revenir au point de départ.

C’est même parce que vous vous apercevez que c’est démontré historiquement : à savoir qu’il n’y a pas de discours du maître plus vache qu’à l’endroit où l’on a fait la révolution…

Vous voudriez que ça se passe autrement. Évidemment ça pourrait être mieux. Ce qu’il faudrait, c’est arriver à ce que le discours du maître soit un peu moins primaire, et pour tout dire un peu moins con… comme vous savez le français, hein ?… c’est merveilleux.

Et en effet, si vous regardez là mes petites formules tournantes, vous devez voir que la façon dont, ce discours analytique, je le structure… c’est exactement à l’opposé de ça qu’est le discours du maître… à savoir qu’au niveau du discours du maître, ce que je vous ai appelé tout à l’heure le signifiant-maître, c’est ça, c’est ce dont je m’occupe pour l’instant : il y a de l’Un.

Le signifiant, c’est ce qui a introduit dans le monde l’Un, et il suffit qu’il y ait de l’Un pour que […] ça commande à S2 … c’est-à-dire au signifiant qui vient après… après que l’Un fonctionne : il obéit…

Mais par ce seul privilège, cette seule primarité, cette seule existence inaugurale qui fait le signifiant… du fait qu’il y a le langage, le discours du maître ça marche. C’est tout ce qu’il lui faut d’ailleurs, au maître, c’est que ça marche. Alors, pour en savoir un peu plus sur les effets justement du langage, pour savoir comment ça détermine ce que j’ai appelé d’un nom qui n’est pas tout à fait celui de l’usage reçu : le sujet…

… s’il y avait eu un travail, un certain travail fait à temps dans la ligne de Freud, il y aurait peut être eu… à cette place… à cette place qu’il désigne, dans ce support fondamental qui est soutenu de ces termes : le semblant, la vérité, la jouissance, le plus-de-jouir… il y aurait peut être eu… au niveau de la production, car le plus-de-jouir c’est ce que produit cet effet de langage… il y aurait peut être eu ce qui s’implique du discours analytique, à savoir un tout petit peu meilleur usage du signifiant comme Un. »

Quelle lecture pouvons-nous proposer de cette énonciation de Lacan, à propos de ce signifiant Un peu moins con, ce meilleur usage du signifiant qu’il souhaiterait voir se produire ? Notons le, il le suggère, c’est à partir du discours analytique et notamment de sa production en tant qu’elle est l’objet a, le plus-de-jouir, que ce meilleur usage du signifiant pourrait être proposé, en quoi pourrait être, ce signifiant, un peu moins con.

On pourrait l’inviter ce signifiant-maître, si nous le personnifions, à un peu plus de modestie, en lui rappelant par exemple qu’il n’est qu’un faux premier, en tant que S1, il a en effet pris la place de Signifiant primordial, ce signifiant refoulé, qu’on pourrait indexer, si on y avait accès, en tant que So (S zéro). Il faudrait donc lui rappeler que cette place du Signifiant Maître est une place usurpée.

Pour justifier cette approche, cette interprétation, il faut se référer à la façon dont, dans le séminaire des Problèmes cruciaux pour la psychanalyse, Lacan avait indexé la chaîne signifiante à l’aide de la série des nombres entiers naturels dans laquelle série le chiffre 0 est comptée comme un nombre entier, encore qu’il soit élidé, ce qui fait que dès lors, 1 n’est plus premier mais second, et le second, troisième, ce qui les décalent tous d’un rang dans la chaîne qui part de Un et est poussée ainsi de plus Un en Plus Un vers l’infini.

Mais on peut encore argumenter d’une autre façon pour contester cette place usurpée du S1, c’est de lui rappeler aussi bien qu’il n’est que le représentant au titre de signifiant de cet objet perdu, objet perdu qui réapparaîtra en tant qu’objet à retrouver, de par la définition de ce S1 représentant le sujet pour un autre signifiant, S2, cet objet à retrouver glissant dans les mailles du filet de cette longue chaine signifiante, notamment entre S2 et S3 où il apparaît pour la première fois et ce vers l’infini.

0 /    1,      2,      3………….….. n+1, …

S0 / S1 _ S2 _ S3_……………S n+1

              a       a     a

  Donc c’est en fonction de l’objet a, inscrit en place dominante, déterminante dans le discours analytique, que ce S1 du discours du Maître pourrait rabattre ses prétentions, il n’est en effet qu’un semblant d’objet, sa représentation, ce que Freud appelait « la trace mnésique de l’objet » et Lacan le signifiant. C’est pourtant lui, ce S1, qui préside à la naissance du sujet quand il lui permet d’être représenté pour un autre signifiant mais l’objet devant être symbolisé, comme étant à jamais perdu et surtout devant être perdu, est premier. Son ex-sistence est condition de cette première inscription.

 

 

Lacan consacrera ensuite tout un séminaire « L’envers de la psychanalyse » à ces quatre discours mais c’est toujours plein d’enseignements de retrouver les moments d’émergence de ses nouvelles énonciations, telle celle de ces quatre discours. Or nous étions en novembre 1968 et donc cette élaboration semble être une conséquence pour le moins inattendue de mai 68, ce temps où les murs avaient la parole.

Lacan lui donnait la parole au tableau, au tableau noir, en y inscrivant ces quatre discours. Tout cela est maintenant bien loin !

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