Une troisième forme de traits d’esprit ?

Je relis en ce moment le séminaire des Formations de l’inconscient et notamment toute cette partie sur les techniques du mot d’esprit. Or Lacan après avoir longuement étudié le « famillionnaire » et l’anecdote du veau d’or/veau de boucherie, évoque une autre série de traits d’esprit qui reste en effet plus énigmatique quant aux raisons du rire qu’ils provoquent.

« Dans l’effort de serrer de près la réalité en l’énonçant dans le discours, on ne réussit jamais à rien d’autre qu’à montrer ce que l’introduction du discours ajoute de désorganisant, voire de pervers, à cette réalité.

Si cela vous paraît rester encore dans un mode trop impressionniste, je voudrais essayer de faire auprès de vous l’expérience de quelque chose d’autre. Puisque nous essayons de nous tenir, non pas au niveau où le discours répond du réel, mais où il prétend simplement le connoter, le suivre, être annaliste – avec deux n -, voyons ce que cela donne. J’ai pris, d’un auteur sans doute méritoire, Félix Fénéon, dont je n’ai pas le temps de vous faire ici la présentation, la série des Nouvelles en trois lignes qu’il donnait au journal Le Matin. Sans aucun doute n’est-ce pas pour rien qu’elles ont été recueillies, car il s’y manifeste un talent particulier. Tâchons de voir lequel, en les prenant d’abord au hasard.

– Pour avoir un peu lapidé les gendarmes, trois dames pieuses d’Hérissart sont mises à l’amende par les juges de Doulens.

– Comme M. Poulbot, instituteur à l’Ile-Saint-Denis, sonnait pour la rentrée des écoliers, la cloche chut, le scalpant presque.

– A Clichy, un élégant jeune homme s’est jeté sous un fiacre caoutchouté, puis, indemne, sous un camion, qui le broya.

– Une jeune femme était assise par terre, à Choisy-le-Roi. Seul mot d’identité que son amnésie lui permît de dire: « Modèle. »

– Le cadavre du sexagénaire Dorlay se balançait à un arbre, à Arcueil, avec cette pancarte: « Trop vieux pour travailler. »

– Au sujet du mystère de Luzarches, le juge d’instruction Dupuy a interrogé la détenue Averlant ; mais elle est folle.

– Derrière un cercueil, Mangin, de Verdun, cheminait. Il n’atteignit pas, ce jour-là, le cimetière. La mort le surprit en route.

– Le valet Silot installa à Neuilly, chez son maître absent une femme amusante, puis disparut, emportant tout, sauf elle.

– Feignant de chercher dans son magot des pièces rares, deux escroqueuses en ont pris pour 1800 F de vulgaires à une dame de Malakoff.

– Plage Sainte-Anne (Finistère), deux baigneuses se noyaient. Un baigneur s’élança. De sorte que M. Étienne dut sauver trois personnes.

Qu’est-ce qui fait rire? Voilà des faits connotés avec une rigueur impersonnelle, et avec le moins de mots possible. Je dirais que tout l’art consiste simplement dans une extrême réduction. Ce qu’il y a de comique quand nous lisons Derrière un cercueil, Mangin, de Verdun, cheminait. Il n’atteignit pas, ce jour-là, le cimetière. La mort le surprit en route, ne touche absolument en rien à ce cheminement qui est le nôtre à tous vers le cimetière, quelles que soient les méthodes diverses employées pour effectuer ce cheminement. Cet effet n’apparaîtrait pas si les choses étaient dites plus longuement, je veux dire si tout cela était noyé dans un flot de paroles. »

Est-ce que ces phrases si succinctes, si dépouillées de tout affect, ne se caractériseraient pas de n’être ni métaphoriques, ni métonymiques dans leur tentative de coller à la réalité par le choix des mots les plus justes possible, comme un essai de joindre le mot à la chose qui provoquerait le rire justement par son effet de ratage, cet essai devenant caricatural ? Ou alors ce serait peut-être en raison du rapport toujours évoqué à la mort voire à la violence ( les dames « pieuses » ayant « un peu lapidé les gendarmes » mais banalisées, rendues quotidiennes. Il me semble que cette série de traits d’esprit se rapproche en effet de ce que raconte Freud à propos de ce condamné à mort qui doit être exécuté le lundi matin et qui regrette que sa semaine soit si courte. Il y a aussi une sorte de dérision dans le fait de traiter ces sujets graves, notre rapport à la mort, dans le style utilisé pour rendre compte des faits divers, ce qu’on appelle la rubrique des chiens écrasés.

Mais c’est vrai qu’on admire aussi un savoir faire qui est de l’ordre du style. C’est comme une sorte de prouesse du côté de l’économie, dire le plus avec le moins de mots possible et qui pourtant font surgir de nouvelles associations de la part de celui qui lit ces très courtes histoires. Ainsi à propos de ces dames pieuses qui s’étaient laissées aller à lapider un peu leur prochain sous la forme des gendarmes, on pense aussi bien à cette parole du Christ  » que celui qui n’a jamais péché leur jette la première pierre » qu’à la chanson de Brassens : « Au marché de Brive la Gaillarde, à propos de bottes d’oignons quelques douzaines de gaillardes se crêpaient un jour le chignon… »

La séance de ce séminaire est datée du 27 novembre 1957.

 

 

 

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