Qu’est-ce que la père-version ou version vers le père ?

 

A la question que pose Jacques, qu’est qu’un père ?, je vous propose d’en rajouter une autre : Comment le père  intervient-il pour que la primitive relation à la mère ne se transforme pas  en cauchemar, un cauchemar dont on n’arrive pas à se réveiller, alors qu’elle est source de toutes les félicités et modèle de toutes les satisfactions futures dans l’amour qui nait entre un homme et une femme ?  

 

Pour répondre à cette question il faut remarquer que le père,  pose tout  d’abord l’interdit sur le corps de la mère, mais que son rôle ne se limite pas à cela,  il devient aussi  un guide précieux et averti sur les chemins de nos désirs. Il nous sert  de modèle pour savoir ce qu’il faut faire en tant qu’homme ou en tant que femme.

Mais pour que  cela soit possible il faut, qu’un temps le père soit préféré à la mère, comme étant celui qui a le phallus. Ce temps là, c’est ce que Lacan appelle la version vers le père ou encore la Père-version.

 

Je vous propose tout d’abord une approche poétique de cette perversion ou version vers le père,   en évoquant  une des légendes  de l’Odyssée. Vous savez qu’Homère y raconte les aventures d’Ulysse et de ses compagnons ; comment perdus sur l’immense océan et au prix de multiples dangers, ils tentent de rejoindre la terre de leur naissance, la petite île d’Ithaque.

Parmi ces aventures,  Homère raconte donc ce qui advint de leur rencontre avec la magicienne  Circé lorsque leur navire accosta sur son île.

 

La magicienne, « la déesse aux beaux cheveux »,  reçut les compagnons d’Ulysse somptueusement.  Leur ayant offert diverses nourritures et des breuvages, elle en profita pour les  empoisonner puis les frappant avec une baguette, elle les métamorphosa tous en porcs et les enferma dans une porcherie.

On pense immanquablement, à propos de cet épisode,  au fait que la crainte d’être empoisonné est souvent mise en relation avec l’imago de la mère, une imago très archaïque de la mère nourricière. Mais il y a plus, puisque cette transformation en porcs des compagnons d’Ulysse nous rappelle ce vieux dicton qui s’avère justifié, du point de vue de la dite perversion infantile, celles des fixations sadiques anales,  « tout homme est un cochon qui sommeille ».

 

Mais la suite est encore plus instructive, par rapport à ce que la légende démontre de cette version vers le père.

Ulysse, apprenant par l’un de ses compagnons, le seul qui avait échappé à cette métamorphose, le sort infortuné de ces hommes, s’apprête bien sur à aller les sauver. Il est aidé en cela par Hermès, qui est le Dieu des voyages et du commerce. Il est celui qui indique la route avec l’aide de poteaux indicateurs, c’est-à-dire, disons le mot, avec des pierres levées, soit des symboles phalliques.

 

Donc Hermès lui fait don d’une plante magique qui s’appelle Moly. Cette plante  dont la fleur est blanche comme du lait,   lui servira de talisman.

Mais Hermès lui indique aussi comment s’y prendre avec Circé. Il ne doit  accepter aucune  boisson ou  nourriture et surtout lorsqu’elle le touchera  de sa baguette pour le transformer lui aussi en cochon,  il doit se précipiter sur elle avec son épée, comme pour la tuer. Il doit donc se comporter comme un homme courageux, l’épée ou le sexe à la main.

Circé, devant ces manifestations de virilité,  met alors bas les armes et lui propose de la rejoindre dans son lit. Il accepte mais pas avant qu’elle ait redonné à ses compagnons forme humaine et surtout après lui avoir fait promettre de ne pas porter atteinte à sa virilité. Il oublie ainsi pendant toute une année, dans les bras de Circé,  la fidèle Pénélope qui l’attend toujours au pays.

 

Cette légende de Circé m’a paru être une jolie métaphore de ce que Freud appelle   la perversion infantile polymorphe mais elle est aussi  une épopée de la conquête d’une  virilité assumée avec un homme, le père,  qui est là pour servir de modèle et même d’initiateur. Comme nous l’indique Lacan, il est là pour servir de modèle à la fonction, la fonction de symptôme. Dans cette légende, c’est Hermès qui joue ce rôle.

 

Mais vous savez sans doute, à propos de cette question de la père-version, que Joyce à calqué sur le périple d’Ulysse, les pérégrinations de Léopold Bloom et de Stephen Dedalus, au travers des rues de Dublin. Il a donc écrit une nouvelle version de l’épisode de Circé. L’action se situe dans un bordel. La version de Joyce par rapport à celle d’Homère, vu sous l’angle de la perversion infantile,  y apporte un élément nouveau,   celui du masochisme.

Bella Cohen qui est la mère maquerelle de ce bordel  maltraite et humilie Léopold Bloom.  Il n’est pas transformé en porc, comme dans l’Odyssée, mais en femme, il doit même être proposé, en vue d’abus sexuels, à d’autres hommes, des habitués de ce bordel. Il lui est même promis une grossesse, neuf mois après.

 

Alors que lui, Léopold devient Léopoldine,   se féminise,  affublé de vêtements de soie, Bella Cohen, la mère maquerelle, se virilise, devient Bello. On ne sait si cet être maléfique est une mère phallique ou si,   entre temps, elle s’est métamorphosée en Imago du père.

 

Dans cette version de Joyce, nous ne retrouvons pas l’usage de ce talisman donné par Hermès, cette plante magique, qui doit le libérer des sortilèges de Circé,  par contre, un autre élément intervient : soudain, un des boutons de Bloom saute et il est obligé de retenir son pantalon qui manque de tomber. Grâce à ce fait, notre héros, mal en point, reprend pied, retrouve le sens de la réalité. Comme il le dit lui-même : « le charme est rompu. »

Tout aussitôt,  il se préoccupe du jeune Stephen Dedalus, très éméché. Il le protège des entreprises des prostituées de ce bordel qui veulent le détrousser de son argent.  Il lui évite une rixe avec des passants. Il s’occupe de lui comme un père. Il a donc franchit la passe. De fils, il est devenu père.

 

Il y aurait des pistes très intéressantes à suivre,  quant à cette approche inattendue et si savante de ce masochisme dit féminin que Freud avait déjà repéré comme étant un des éléments essentiels du complexe de castration masculin. Il  nous le rappelle en effet le masochisme dit érogène « prend part à toutes les phases de développement de la libido et leur emprunte la succession des costumes psychiques qu’il revêt ».

–       L’angoisse d’être dévoré par le père a sa source dans l’organisation orale primitive,

–        le désir d’être battu par le père, provient de la phase sadique anale,

–       tandis que dérivent de l’organisation phallique, « les situations caractéristiques de la féminité, subir le coït et accoucher ».

Or ce sont toutes ces situations qui sont successivement revécues par Léopold Bloom lorsqu’il se trouve livré aux mains de Bella devenue entre temps Bello.

Ce masochisme  Lacan le reprend comme étant la définition même de la père-version. Perversion selon laquelle le sadisme est pour le père et le masochisme est pour le fils. Cette perversion trouvant son point d’achèvement dans cette imagination bien connue, celle d’être le rédempteur. On peut donc  dire que cet épisode de Circé dans le roman d’Ulysse est une magistrale mise en acte de cette version vers le père  effectuée  par Joyce, et ce par la voie  de la sublimation, de par la magie de son écriture.

 

 

A partir de ces deux versions de Circé, pour recentrer maintenant un peu le débat et éventuellement aborder la question des nouvelles pathologies, je vous proposerais bien maintenant trois définitions de ce qu’est la perversion :

 

Ces définitions sont un peu ardues mais elles nous sont nécessaires :

 

1 – La perversion est avec la névrose et la psychose,   une des trois structures de la clinique et de la théorie analytique. Ce qui caractérise la perversion est le mécanisme de la Verleugnung, du démenti ou désaveu. Ce démenti c’est une forme spéciale de négation devant une perception. Elle consiste à reconnaître et à nier tout à la fois ce qu’on vient de découvrir, à savoir l’absence de phallus de la mère. Octave Mannoni nous en a laissé cette jolie formule celle du « je sais bien …. Mais quand même… »

 

Cependant  il faut savoir que  dans la névrose aussi  le mécanisme du démenti entre également en jeu. Cette donnée nous sera fort utile tout à l’heure, justement si nous avons le temps d’évoquer ces nouvelles pathologies, que certains ont mis sous le registre de la perversion généralisée, ou encore de la perversion ordinaire.

 

2 – La perversion est aussi ce que Freud avait énoncé dans ses trois essais sur la théorie de la sexualité  à savoir que l’enfant est un pervers polymorphe. Sa sexualité se déploie en fonction de zones érogènes. Chacune de ces pulsions partielles sont ensuite regroupées sous le primat du phallus, condition de l’inscription de chaque sujet comme homme ou comme femme.

Lacan reprenant ce registre de la perversion polymorphe en fait la façon de rater le rapport sexuel du côté homme. Je vous en rappelle sa formulation nette et précise, pour une fois sans équivoque : « L’acte d’amour, c’est la perversion polymorphe du mâle, cela chez l’être parlant ». Elle est donc centrée autour de l’objet a, ou plutôt des différents objets a.

 

3 – La père-version ou version vers le père

 

Cette version vers le père correspond  au troisième temps logique de l’Œdipe tel que le décrit Lacan, celui où le père se fait préférer à la mère comme étant celui qui a le phallus, qui le détient et qui a donc le pouvoir de le donner.

Pour que cette attirance pour le père, cette version vers le père   puisse s’effectuer encore faut-il que les deux premiers temps aient été franchis que la mère ait été en quelque sorte dépossédée de ce qu’enfin de compte elle n’a jamais eu, un phallus imaginaire.

Pour  l’enfant cela implique aussi qu’il ait renoncé à venir combler ce manque de la mère, à être son objet phallique. Ce qui rend possible  ce renoncement c’est  le cas que  la mère fait de la parole du père.

C’est donc elle, la mère, qui a cette lourde charge, lourde responsabilité d’assurer cette translation, ce transfert vers le père, cette version vers le père. Mais encore faut-il que, dans cette nouvelle version, le père soit à la hauteur, pas trop mais juste assez.

 

C’est ce qu’il convient en effet de ne pas oublier, en cette période actuelle, où l’accent est mis de préférence sur les mutations  du champ social, mutations qui impliquent  la contestation de l’importance du  père et le délitement de la structure patriarcale de la société.

En rappelant la fonction de la parole de la mère,  je remets donc l’accent sur la structure familiale.   Bien sûr la famille  est la petite cellule élémentaire de la société et  donc ces deux champs  ne sont  pas sans rapport l’un avec l’autre, ne serait-ce que parce que s’y transmettent, de l’un à l’autre,  les idéaux d’une société donnée, ses mœurs et ses lois. Mais si nous voulons avoir une possibilité de remédier à cet état de fait,  il me parait important, comme pour les problèmes que pose la délinquance dans le champ social, de prendre en compte le fait qu’il y est avant tout question des ratés et des impasses de l’Œdipe.

 

 

A partir de ces trois définitions de la perversion, il me semble que nous pourrions aborder cette question : Que se passe-t-il maintenant si des sujets restent enfermés dans les porcheries de Circé, faute d’avoir eu en leur possession cette plante magique, ce talisman du père, pour pouvoir s’échapper de ce que Mélanie Klein appelle l’enceinte ou encore l’empire du corps maternel ?

J’ai retrouvé dans un numéro de l’Evolution psychiatrique de 1937, un ensemble de six observations colligées par Jean Picard et que Lacan commente comme étant toutes mises sous le signe de la mère. A la suite  de cet article, c’est pour cette raison que je l’ai recherché, il avait en effet fait une très courte intervention qui est exactement dans le fil de notre propos. Il y soulignait que certes l’Œdipe était  notre Sinaï mais qu’il existait au pied de ce Mont Sinaï,  d’anciennes idoles qui y étaient encore adorées. C’est donc là qu’il évoque ces grandes déesses mères, ces mères archaïques,  dont certains sujets continuent à célébrer les cultes.

C’est apparemment ce que décrit Jean-Pierre Lebrun dans son ouvrage qui m’a beaucoup intéressé qui s’appelle « La perversion ordinaire ».

Pour rendre compte de ces nouvelles pathologies,  Jean-Pierre Lebrun avance à juste titre ce terme qu’il appelle la « mère-version ». On peut  effectivement la spécifier, cette mère-version,  comme une impossibilité ou tout au moins une grande difficulté à effectuer cette version vers le père, ce transfert vers le père.

Ces sujets,  Jean-Pierre Lebrun les appelle des « néosujets » mais je trouve que la dénomination qui serait de beaucoup préférable serait celle d’assujets, terme que Lacan avait utilisé pour décrire cette situation subjective où l’enfant est encore entièrement pris dans le désir de sa mère, ou si je puis dire, il parle par sa bouche.

J.P Lebrun centre leur approche sur une belle analyse ligne à ligne du texte freudien sur ce concept de la Verleugnung. Il souligne que c’est un concept  commun à la névrose et à la perversion.  Mais on peut aussi rajouter que ce terme n’est pas utilisé dans chacune de ces structures de la même façon et c’est le point où il a achoppé dans sa démonstration.

J’ai inscrit ces deux formes de Verleugnung, de démenti,  sur ces deux tableaux, pour qu’ils puissent éventuellement servir de points d’appuis à la discussion.

Vous pouvez déjà constater qu’en fonction des deux  branches du démenti de la castration, celles du « Je sais bien… mais quand même »,  on pourrait inscrire, les trois définitions de la perversion que je vous ai proposées.

Voici celle de la perversion en tant que structure :

Puis celle de la névrose

 

Nous pouvons ensuite   repérer que ce sont elles qui nous permettent d’établir les différences de structure entre la névrose et la perversion, mais pas du tout entre ces anciennes et ces nouvelles pathologies, puisque ce sont exactement les mêmes. Ces nouvelles pathologies s’inscrivent en effet, dans le registre de la névrose, même si ce sont des formes graves de celle-ci.  Le schéma du démenti de la castration dans la névrose est celui qui permet d’en rendre compte.

Dans l’article de l’évolution psychiatrique que j’essaierai de mettre en ligne sur mon site du goût de la psychanalyse,  on peut retrouver, entre autres,  l’histoire clinique de Thérèse, une de ces prisonnières de Circé qui pourrait très bien illustrer ces nouvelles pathologies et surtout nous permettre de reconstituer, ne serait-ce que de façon fictive,  comment, par le travail de l’analyse, elle aurait pu, comme tous les compagnons d’Ulysse,  retrouver sa liberté.

Ces nouvelles pathologies s’inscrivent en effet sous le registre de la névrose, même s’il s’agit de formes graves. Elles se caractérisent en effet, par une prévalence de la branche du démenti de la castration qui nie la perception, celle de la castration de la mère, donc au détriment de l’autre branche, celle qui reconnaît cette dite réalité de la castration et donc permet d’effectuer un virage vers le père avec l’aide des symptômes.  Cette prévalence de la non -reconnaissance est favorisée, selon Jean-Pierre Lebrun par ce qu’il appelle « une communauté de dénis, de démentis ». Ils se conforteraient donc les uns, les autres.

Cette approche ouvre des horizons du côté de la clinique analytique, puisqu’on peut alors poser que l’analyste est là pour rompre cette communauté de dénis. C’est en effet le moins qu’on puisse attendre du psychanalyste et donc ouvrir la possibilité d’accès à l’autre branche du démenti, celle de l’accès au père.

 

Mais je voudrais et,  ce sera une façon d’ouvrir la discussion, vous rappeler quand même que ces questions du démenti de la castration, ne concerne, en principe, que les hommes, car une femme, devant la découverte de la différence des sexes, se comporte d’une toute autre façon. Freud le formule ainsi « Elle a vu, elle sait qu’elle ne l’a pas, elle veut l’avoir ».

 

Conférence à Montpellier le 25 avril 2009 Université Paul Valéry pour présenter mon livre « La fonction du père et ses suppléances ; sous la plume des poètes » paru chez De Boek Université. Liliane Fainsilber.

 

Notes

 

– Dans le séminaire RSI, séance du 20 janvier 1975,  Lacan joue de deux équivoques,  entre la perversion écrite en un seul mot qui est la perversion du père, prise au sens de la perversion polymorphe infantile, et  la père-version décomposée en deux mots, qui est une version vers le père.

 

 

 

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