Joyce taquinait-il la muse ou était-il plutôt taquiné, persécuté par elle ?

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Dans le séminaire du Sinthome, Lacan se pose la question de savoir si Joyce était fou. Il tente d’y répondre par le biais de deux autres questions. Joyce se prenait-il oui ou non pour un rédempteur, un sauveur ? Et par quoi ses écrits lui avaient-ils été inspirés ? La question se pose donc de savoir si, selon l’expression, il taquinait la muse ou s’il était plutôt taquiné par elle, voire persécuté.

Dans cette veine, en effet, concernant cette deuxième question, Lacan se réfère à un texte qui date de l’Aimée de sa thèse, qui a pour titre « Ecrits inspirés : schizographie »

C’est donc là qu’on retrouve un éclairage de la question que se pose Lacan à propos de Joyce, car il oppose et rapproche en même temps le style des sujets paranoïaques et celui des poètes.

Mais le plus important est tout d’abord de préciser ce qu’est pour lui ce qu’il appelle un « écrit inspiré ».

Pour le décrire, il cite d’abondance les écrits d’une femme, Marcelle C. institutrice âgée de trente quatre ans, souffrant d’une paranoïa.

Voici un fragment de ces écrits qui nous porte d’emblée au cœur de la question et notamment par rapport au style de Joyce pour peu que nous les mettions en relation l’un avec l’autre :

« …Des méchancetés que l’on fait aux autres il convient de deviner que mes cinq oies de Vals sont de la pouilladuire et que vous êtes le melon de Sainte vierge et de pardon d’essai. Mais il faut tout réduire de la nomenclature d’Auvergne car sans se laver les mains dans de l’eau de roche ont fait pissaduire au lit sec et madelaine est sans trader la putain de ses rasés de frais pour être le mieux de ses oraies dans la voix est douce et le teint frais… il faut étonner le monde pour être le faquin maudit de barbenelle et de sans lit on fit de la tougnate. » (p.370)

Voici maintenant, un passage, extrait de Finnegans Wake, tout aussi énigmatique et plein de néologismes, de mots forgés et d’assonances, que celui de Marcelle:

« Burrus, nous aimons à l’imaginer, est de prime authenticité, réel de choix, plein de graice naturelle, produit du lait le plus doux, insurpassé de la baratte des dieux risicides et, bien évidemment, absolument inédulcoré d’adultère tandis que Caseus est au contraire son envers et en fait n’est pas le plat idéal pour un repas choisi, bien que le meilleur des deux soit comme fondu par l’intoxication la plus ordinaire de l’autre, comme disent les casuistes arrivistes, et, qu’il me soit permis d’avancer tout de suite, le surpasse de façon passable. » (P.254)

Lacan nous indique que pour Marcelle l’acte d’écrire, quand il y assiste, s’accomplit sans arrêt, comme sans hâte. On peut donc dire que ces écrits lui sont comme dictés : « La malade affirme que ce qu’elle exprime lui est imposé, non pas d’une façon irrésistible ni même rigoureuse, mais sous un mode déjà formulé. C’est, dans le sens fort du terme, une inspiration. Cette inspiration ne la trouble pas quand elle écrit une lettre en style normal en présence du médecin. Elle survient par contre et est toujours au moins épisodiquement accueillie quand la malade écrit seule ». (p. 374)

Elle trouve, tout à la fois, que ses écrits sont très compréhensibles et elle peut en donner des interprétations qui les expliquent, mais quand ces écrits sont plus anciens, elle confie que c’est à celui à qui ces lettres sont adressées qui a la charge de les comprendre. D’autres fois, elle avoue qu’elle ne peut pas plus les déchiffrer que son interlocuteur.

D’autre part, au sujet de ses écrits (et là on rejoint Joyce), elle dit « je fais évoluer la langue. Il faut secouer toutes ces vieilles formes ».

De fait, Lacan décrit ces troubles de l’écrit comme des « phénomènes élémentaires », signes de la psychose, qui sont « imposés, pseudo-hallucinatoires ». Ce sont des néologismes, phénomènes isolés, qui ne se rattachent à rien dans le discours courant, du point de vue de leur signification. L’exemple le plus connu de ces néologismes est celui de « Galopiner » que Lacan évoque dans le séminaire des Psychoses. Mais dans ce texte plus ancien, il en cite deux autres, les deux verbes « londrer » et « londoyer »

Il les rattache, bien que se rapportant à l’écrit, à des hallucinations auditives :

«Le caractère imposé, écrit Lacan, de certains phénomènes apparaît nettement en ceci que leur image est si purement auditive que la malade leur donne plusieurs transcriptions différentes : la mais l’as, l’âme est lasse … De même « le merle à fouine », « la mère la fouine ».

Ce qui caractérise ces écrits malgré ces créations qui peuvent prendre valeur poétique, c’est la stéréotypie.

Et Lacan conclut cette analyse en déclarant que « rien n’est en somme moins inspiré, au sens spirituel, que cet écrit ressenti comme inspiré ».

A partir de cette approche des écrits inspirés qui accompagnent la paranoïa, que répondre à cette question posée par Lacan, par quoi Joyce était-il inspiré ? Il semble que ce soit une question d’intérieur et d’extérieur. Ces écrits lui étaient-ils imposés comme venant de l’extérieur, selon la célèbre formule de Lacan, « ce qui n’a pas été symbolisé, revient dans le réel », s’imposant à lui, ou au contraire, comme étant une création poétique, à savoir une authentique formation de l’inconscient, au même titre que les rêves et les symptômes ?

A cette question nous pouvons avancer ce premier argument : pour Joyce, son écriture n’était pas spontanée, automatique, sans effort, comme « inspirée » mais, au contraire, le fruit d’un long travail d’élaboration, objet de nombreux rajouts qui faisaient littéralement damner ses éditeurs.

De cette minutieuse élaboration, des amis, qui lui étaient proches et qui surtout l’aidaient dans ce travail, en témoignent. Je pense notamment à un ouvrage d’Eugène Jolas, « Sur James Joyce ».

Il écrivait : « nous l’avons beaucoup vu durant ces années, puisqu’il préparait chaque fois un fragment de Work in progress… Nous l’aidions dans ses recherches au milieu de ses nombreux carnets de notes qui contenaient de multiples références à insérer dans le texte. Joyce avait inventé un système complexe de symboles, qui lui permettait de glaner de nouveaux mots ou paragraphes qu’il avait écrits et qui se rapportaient aux nombreux personnages du livre. Il y travaillait des semaines entières, souvent tard dans la nuit, avec l’aide de l’un ou l’autre de ses amis. A la fin l’épreuve donnait l’impression d’avoir été touchée par un mineur aux mains pleines de charbon » (p.51)

Une autre affirmation de Joyce rapportée par Jolas mérite d’être également citée : « J’ai découvert que je peux faire ce que je veux avec la langue ».

Jolas note encore : « Sa mémoire linguistique était extraordinaire et il semblait sans cesse aux aguets, écoutant plus qu’il ne parlait. « Vraiment, ce n’est pas moi qui écris ce livre extraordinaire » disait-il plaisamment. « C’est vous et vous et vous et cette fille là-bas et cet homme dans le coin ».

Cela pose quand même la question de savoir quel était ce rapport au grand Autre de Joyce dont tous ces petits autres se faisaient ainsi le relai, le porte-parole ?

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