Le rêve de Brücke ou un beau fragment de la propre analyse de Freud

Le rêve de Brücke est en effet un beau fragment de la propre analyse de Freud où il manifeste son désir d’annihiler littéralement tous ses objets rivaux avec cette parole prononcée dans son rêve même : “ non vixit”

“ J’ai rêvé très nettement ceci : la nuit je me suis rendu au laboratoire de Brucke, et après qu’il a discrètement frappé à la porte [..] je fais entrer en compagnie de plusieurs inconnus, (feu) le professeur Fleisch […] Suit alors un deuxième rêve : mon ami Fliess est discrètement venu à Vienne en juillet ; je le rencontre dans la rue en, conversation avec (feu) mon ami Paneth et je me rends quelque part avec eux dans un endroit où ils sont assis face à face à une petite table, moi-même étant assis devant, du côté droit de la petite table. Fliess parle de sa sœur et dit : en trois quart d’heure elle était morte, puis quelque chose comme : c’est le seuil. Comme Paneth ne le comprend pas, Fliess se tourne vers moi et me demande combien de ses affaires j’ai communiquées à Paneth. Là dessus en proie à des affects étonnants, je veux informer Fliess de ce que Paneth ne peut bien sûr pas savoir puisqu’il n’est pas du tout en vie. Mais je dis alors, en remarquant moi-même l’erreur, non vixit. Je regarde alors Paneth avec insistance, sous mon regard, il devient livide, flou, ses yeux bleuissent pathologiquement – et pour finir il se désagrège. Ce qui me cause un plaisir inouï, comprenant maintenant que Ernest Fleisch lui aussi n’était qu’une apparition, un revenant et je trouve tout à fait possible que ce genre de personne n’existe qu’aussi longtemps qu’on le veut bien, et qu’on peut s’en débarrasser par le désir de voir quelqu’un d’autre”.

En pulvérisant du regard tous ses objets rivaux, dont le principal, Fliess, Freud emprunte à son maître et mentor, le professeur Brucke, “ses terribles yeux bleus”. Non seulement, tous ses rivaux ne vivent plus, ils sont tous morts, mais il n’ont pas vécu, ils n’existent pas, ce dont témoigne ce “non vixit” au lieu du “non vivit”. Ils sont littéralement annihilés.

Ce rêve est au moins aussi important que celui de la monographie botanique, car c’est un des fragments essentiels de l’autoanalyse de Freud car il y évoque dans les associations de ce rêve ses relations conflictuelles infantiles avec son neveu, John. Elles sont réactivées dans ce rêve qui est le témoin de son hainamoration transférentielle pour Fliess et où progressivement à l’amour se substitue la haine avant la rupture finale entre eux.

Ce n’est qu’ une première approche de ce rêve, car on peut de plus admirer à son propos quel beau travail Freud peut faire avec les signifiants à propos de ce “non vivit” et “non vixit” qui peuvent aussi être rapprochés de cette autre formule latine attribuée, si je me souviens bien, à Jules César “ Vini, vidi, vici”.
“Je suis venu, j’ai vu et j’ai vaincu !” C’est ce qui est arrivé à Freud, il a gagné, après les avoir tous éliminés ! Cette chaîne d’associations de mots qui a servi à Freud à fabriquer le texte de son rêve peut servir d’exemple ou de mise en exercice de ce que Lacan affirmait dans son grand texte des Écrits, “Position de l’inconscient”, le fait que “la lettre est l’essence du signifiant en tant qu’il se différencie du signe”.
Nous y trouvons en effet toute une chaîne de signifiants qui se déploient par des rapprochements et des substitutions de lettres.

Non vici et non vixit (il ne vit plus et il n’a pas vécu) dans le texte du rêve.
Dans l’évocation de la phrase de Brutus, apparaît ensuite le signifiant “erschlagen”, abattre, qui est mis en lien avec le souvenir d’enfance de Freud et sa rivalité avec son neveu John, par l’intermédiaire de “Slagen”, frapper, qui se dit aussi “wichsen”, mettre une branlée, se branler. Freud souligne que c’est la prononciation de ce verbe qui le met en lien avec le vixit puisque il se prononce wixen.

Voici la chaîne signifiante qui a organisé ce rêve : “Non vivit” / “non vixit” / “erschlagen” / “slagen” / “”wichsen”.
On peut aussi y brancher la célèbre formule prononcée par César “ Veni, vidi, vici”, Je suis venu, j’ai vu et j’ai vaincu, sans compter le fait, que comme Freud y évoque la relation ambivalente de César et Brutus, nous pouvons aussi y inscrire cette autre phrase non moins célèbre “ Tu quoque, me fili! ” adressée par César à Brutus, au moment même où il l’assassine.

Sur cette chaîne se branche aussi le lapsus de Freud entre Patriae et publicae qui est introduit lui aussi par le vixit. Cette partie du rêve est passée sous silence, peut-être concerne-t-elle sa mère.

A propos de ces deux termes slagen et wichsen qui font référence à la masturbation infantile on ne peut que souligner le courage de Freud qui livre ainsi une part de son intimité pour apporter la preuve de ce qu’il avance à savoir que les rêves peuvent être déchiffrés et qu’ils ont un sens. Je me demande si ce ne sont pas justement toutes ces références langagières sur lesquelles il prend appui qui lui permettent d’être à la fois analysant et analyste, d’être son propre analyste.

En référence à ces deux personnages de Brutus et Jules César, apparaît également le mois de juillet, on peut peut-être aussi soupçonner l’évocation d’un autre rival, celui de son petit frère Julius, mort alors que Freud avait deux ans.

Avec cette série de signifiants qu’il met ainsi en évidence et qui le ramène à sa toute première enfance, au point de structuration de sa névrose, on mesure comment, après avoir découvert avec ses premiers analysants que les rêves avaient un sens et pouvaient être déchiffrés, Freud a pu devenir non seulement analysant mais également son propre analyste.A moins que ce soit dans quelques recoins du séminaire, je n’ai pas l’impression que Lacan se soit intéressé tout particulièrement à ce rêve. Cela aurait pourtant pu être bien intéressant.

J’ai fait, comme pour le rêve de la monographie botanique un tableau des différentes chaînes d’associations qui partent toutes de l’erreur de Freud  » Non vixit au lieu de  non vicit »

C’est le moment où jamais d’y retrouver son latin !

 

 

 

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