Le rêve d’Anna et le rêve d’Hermann

Parmi tous les rêves d’enfants que Freud décrit dans ce chapitre III intitulé « le rêve est une satisfaction de désir », se trouvent deux rêves qui méritent d’être rapprochés l’un de l’autre, surtout si on les inscrit sur les deux chaînes, signifiante et signifiée, du graphe du désir.

En effet avec le rêve d’Anna, au cours même de son rêve, par les paroles qu’elle a prononcées de vive-voix, Freud a recueilli précieusement les mots qui constitue le contenu latent de son rêve. A ce titre, ces mots, ces signifiants, peuvent être inscrits directement sur la chaîne signifiante inconsciente du graphe du désir, avant même tout récit de ce rêve et donc avant même son interprétation. Ce rêve brûle en quelque sorte toutes les étapes de son déchiffrage.

Voici ce rêve, tel que Freud le rapporte :

« Si on m’accorde que les paroles prononcées par les enfants pendant leur sommeil relèvent pareillement de la sphère du rêve, je peux faire état dans ce qui suite de l’un des rêves les plus récents de ma collection. Ma dernière enfant, qui avait dix-neuf mois à l’époque, avait vomi un matin, on l’avait donc mise à la diète pour la journée. La nuit qui suivait cette journée de jeûne on l’a entendue crier toute excitée dans son sommeil «  Anne F(r)eud, f(r)aise, grosses fraises, œufs b(r)ouillés, bouillie. A l’époque, elle employait son nom pour exprimer la prise de possession ; le menu énuméré englobait pratiquement tout ce qui ne pouvait que lui apparaître comme un repas fortement désirable ; que les fraises y soient représentées en deux variétés était une manifestation d’hostilité à la police sanitaire de la maison et avait son fondement dans la circonstance accessoire, sans doute notée par elle, que la gouvernante mettait son indisposition sur le compte d’une consommation excessive de fraises ; elle prenait donc sa revanche contre cette expertise déplaisante pour elle. »

Ainsi sur la chaîne haute du graphe, on peut donc inscrire le contenu latent de ce rêve, dont nous ne possédons pas le contenu manifeste, sous la forme de tous ces signifiants énumérés, fraise, grosses fraises… mais on peut noter que Freud y ajoute une interprétation de son désir inconscient sous la forme de son désir de revanche vis-à-vis de la gouvernante. Anna avait crié dans son sommeil, très excitée en prononçant ces mots. Elle devait être très en colère. On ne sait pas, au reste, ce qu’elle avait pu en dire au réveil. Peut-être l’avait-elle simplement oublié.

Freud, à la suite, décrit un rêve de son neveu. Tout comme Anna a rêvé de fraises, Hermann lui a rêve de cerises. Mais il y a justement entre les deux rêves une différence, celui d’Anna porte sur le contenu latent du rêve, tandis que celui d’Hermann, porte uniquement sur son contenu manifeste.

Freud écrit «  Mon neveu, qui a alors vingt deux mois, s’est vu confier la mission, pour mon anniversaire, de me féliciter et de me tendre en guise de cadeau une petite corbeille pleine de cerises. Lesquelles sont encore considérées en cette saison comme des primeurs ? Il semble que la mission s’avère difficile pour lui car il n’arrête pas de répéter : il y a des cerises là dedans, et rien à faire pour lui faire lâcher la corbeille. Mais il saura se dédommager. Jusqu’à présent il avait l’habitude tous les matins de raconter à sa mère qu’il avait rêvé du « soldat blanc », un officier de la garde en manteau qu’il avait admiré un jour dans la rue. Le lendemain du sacrifice consenti pour l’anniversaire il se réveille tout content en annonçant quelque chose qui ne peut provenir que d’un rêve : Hermann mangé toutes les cerises !

On ne peut rêver plus belle réalisation de désir.

A noter que même si le rêve d’Hermann s’inscrit sur la chaîne signifiée du graphe du désir, il est tellement transparent quant au désir qu’il exprime, qu’on peut également l’inscrire sur la chaîne signifiante inconsciente où il peut donc rejoindre le rêve d’Anna.

Ce qui reste tout à fait énigmatique même pour Freud c’est en quoi, ces cerises sont soudain venues se substituer à ce soldat blanc qui semblait le préoccuper quotidiennement.

Lacan s’est intéressé plusieurs fois dans ses séminaires à ce rêve d’Anna, notamment dans celui du désir et de son interprétation, dans la séance du 3 décembre 1958. Il évoque à son propos ce qu’il appelle la « nudité du désir », nudité qui serait mise en acte dans les rêves d’enfants. Comme il y est question des deux chaînes de l’énoncé et de l’énonciation sur le graphe du désir, j’ai essayé d’en transmettre quelque chose en juxtaposant ces deux rêves, l’un privilégiant l’énoncé, celui d’Hermann, l’autre l’énonciation, celui d’Anna.

Lacan dit «  Mais dans ce rêve originel nous avons plus ! C’est à dire que le rêve surpris par Freud a cette valeur exemplaire qu’il soit articulé à haute voix pendant le sommeil, ce qui ne laisse aucune espèce d’ambiguïté sur la présence du signifiant dans son texte actuel […] Nous avons qu’Anna Freud rêve parce qu’elle articule Anna F(r(eud, Er(d)beer,… Les images du rêve, dont nous ne savons rien dans l’occasion, trouvent donc ici un affixe si je puis m’exprimer ainsi à l’aide d’un terme emprunté à la théorie des nombres complexes, un affixe symbolique dans ces mots où nous voyons en quelque sorte le signifiant se présenter à l’état floculé, c’est à dire dans une série de nominations, et cette nomination constitue une séquence dont le choix n’est pas indifférent. »

Ce choix est lié au fait que ce sont tous des objets interdits.

A propos du rêve d’Hermann, Lacan dit quelque chose de très succinct qui m’a laissé sur ma faim : «  Je laisse de côté le rêve du neveu Hermann qui pose d’autres problèmes ». j’aurais aimé en savoir un peu plus sur les problémes qu’il pose. Je ferais bien l’hypothèse qu’ils sont liés à cette énigmatique substitution des « cerises » au « soldat blanc ».

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