La fonction du père et ses suppléances (extrait)

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Joyce le héros, Joyce le poète…
et « Joyce le symptôme »

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Il est tentant de mettre à l’épreuve la comparaison des deux approches de la création poétique que nous proposent Freud et Lacan en se référant à l’une des premières œuvres de James Joyce, Dedalus. Joyce s’y identifie à ce héros du mythe grec qui avait construit, à la demande du roi Minos, un labyrinthe pour y enfermer le Minotaure. Pour pouvoir s’échapper de cette île, Dédale et son fils Icare se fabriquèrent des ailes et purent ainsi échapper à leur prison insulaire par les airs, tels des oiseaux.

On peut en effet retrouver dans cette œuvre de James Joyce, tout d’abord, ce que Freud nous propose, ces trois temps, passé, présent, futur, enfilés sur le cordeau du désir : le désir du lecteur est certes réveillé par la lecture de cette œuvre lorsqu’il s’identifie au héros, en l’occurrence à Dédale. Mais, selon la célèbre formule de Lacan, le désir étant « désir de l’Autre », on peut aussi en déduire, en toute bonne logique, que ce désir du lecteur est également celui de l’auteur.

D’autre part, on y retrouve aussi ce qu’énonce Lacan dans son approche, cette convergence de la « pratique de la lettre », celle de l’écriture de Joyce, avec « l’usage de l’inconscient », celui qu’en font les analysants et les analystes. Pour rendre possibles ces deux approches, un détour de plus nous est nécessaire, par la fonction du héros.

Approches freudiennes du héros

Freud propose deux approches très différentes de la fonction du héros. La première, dans Totem et tabou, est décrite en référence au drame grec, où le héros est défini comme celui qui porte « la faute tragique », autrement dit celui qui paye la dette engendrée du fait du meurtre du père. Les premières formes de drame célébraient les malheurs du bouc Dionysos, qui était rituellement sacrifié sur l’autel du père. Mais Freud nous donne également une indication précieuse sur le fait qu’au Moyen-Âge, les célébrations des mystères de la passion du Christ étaient une nouvelle dramaturgie de ce sacrifice humain, celui du fils qui expie pour tous les autres un péché originel, ce péché ne pouvant être que celui du meurtre du père. Totem et tabou aborde donc la culpabilité liée au meurtre du père originaire dont le héros se fait la victime expiatoire, consentante, et le porte-parole du chœur représentant tous les frères de la horde qui ont assassiné le père. Mais il ne faut pas prendre à la lettre cette fonction de victime, dit Freud ; car, à tout prendre, les forces hostiles envers le père finissent toujours par se faire reconnaître, et il souligne comment celui qui en est le prototype, le personnage du Christ, le « sauveur de l’humanité », son rédempteur, est quand même celui qui a fondé une nouvelle religion, et que cette dernière a supplanté la religion du père et fait ainsi de la religion juive une religion « fossile1 ».

La seconde approche de cette fonction du héros se trouve dans les Essais de psychanalyse. Pour tenter de cerner ce qu’est un « grand homme », parfois un meneur de foule, Freud aborde à nouveau cette question du héros mais, cette fois-ci, pour le définir comme celui qui tente de se substituer au père, de réoccuper sa place. Il n’est plus en position de victime, mais au contraire de conquérant. Sur ce chemin, il affirme donc qu’à l’aube de l’humanité le premier des héros se contentait du récit de ses éventuels exploits, et se trouvait donc être le premier des poètes2.

À l’aube de l’humanité, le premier héros était un poète

Pour indiquer comment la psychologie individuelle a pris naissance, et s’est dégagée de la psychologie des foules, Freud repart donc de son grand mythe de Totem et tabou.

Lorsque les fils de la horde eurent tué et mangé leur père, ils fondèrent alors une communauté fraternelle. Mais, à peine libérés du joug du père, c’est entre frères que les pouvoirs et les prérogatives des uns firent entrave à ceux des autres. Celui qui le premier se révolta contre ces nouvelles privations imposées non plus par le père mais par la communauté, et qui tenta de reprendre la place du père, celui-là est le premier des héros et aussi le premier des poètes épiques, car il ne réalisa ces exploits qu’en « imagination ». Comme cette articulation est décisive, il vaut la peine d’en saisir la formulation :

« Les privations supportées avec impatience ont pu décider tel ou tel individu à se détacher de la masse et à assumer le rôle de père. Celui qui le fit, fut le premier poète épique, et le progrès en question ne s’est accompli qu’en imagination. Ce poète a transformé la réalité dans le sens de ses désirs. Il inventa le mythe héroïque. Était héros celui qui avait été le seul à tuer le père, lequel apparaissait encore comme un monstre dans le mythe totémique. Si le père a été le premier idéal du jeune garçon, le héros est devenu, tel qu’il a été créé par l’imagination du poète, le premier idéal du moi aspirant à supplanter le père.3 »

Ainsi naît dans la structure, de façon mythique, la première forme de sublimation, celle de la poésie. Et elle est associée, elle est même la manifestation sublimée de la révolte du fils contre le père.

Dédale, un héros

La dernière phrase du roman de Joyce Portrait de l’artiste comme un jeune homme est comme une incantation, une prière, mais dont l’adresse est énigmatique : « Antique ancêtre, antique artisan, assiste-moi maintenant et à jamais. » Ce vieil ancêtre est celui dont le héros porte, dans ce roman, le nom : Dédale, Stephen Dedalus. On peut s’étonner que Joyce se soit choisi comme modèle, non pas un artiste mais un artisan, au moment où il souhaitait devenir écrivain. Ce Dédale était en effet à la fois architecte et sculpteur et aussi inventeur de nouvelles techniques puisque, tout comme Léonard de Vinci, en son temps, il s’intéressait au vol des oiseaux. Selon la légende, retenu prisonnier en Crète, il fabriqua pour lui et pour son fils Icare, des ailes qui leur permirent de s’échapper.

Ainsi l’on ne peut que se demander si ce point d’identification n’était pas davantage dû au fait que Dédale avait réussi à s’échapper de Crète, tout comme Joyce espérait pouvoir le faire d’Irlande, plutôt qu’à ses talents créateurs dans le domaine de l’art. Le suggère cette magnifique envolée lyrique, un beau morceau de poésie écrite par le jeune Stephen, Stephen notre héros, identifié non pas à Icare, mais à Dédale :

« Maintenant à l’évocation de l’artisan légendaire, il croyait entendre un bruit de vagues confuses et voir une forme ailée volant sur les flots, s’élevant lentement en mer. Qu’est-ce que cela signifiait ? Était-ce une devise bizarre couronnant une page de quelque livre médiéval de prophéties et de symboles, cet homme-faucon montant au-dessus des vagues vers le soleil ? Était-ce le présage du destin pour lequel il était né, qu’il avait poursuivi à travers les brouillards de l’enfance et de la jeunesse ? Était-ce le symbole de l’artiste reforgeant dans son atelier avec l’inerte matière, un être nouveau impalpable, impérissable, capable d’essor ? […] Sa gorge était meurtrie par le désir de crier, de lancer le cri du faucon ou de l’aigle planant, d’annoncer par un cri perçant sa délivrance aux vents du large […]. Un seul instant de sauvage envolée avait suffi à le délivrer et le cri de triomphe réprimé par ses lèvres faisait éclater son cerveau… Son âme ressurgissait du sépulcre de l’adolescence, en rejetant ses enveloppes mortuaires. Oui. Oui. Il allait créer fièrement, dans la liberté et la force de son âme, comme le grand artisan dont il portait le nom, une chose vivante, neuve et capable d’essor, belle, palpable, impérissable.4 »

L’euphorie du jeune Stephen était liée au fait qu’il venait d’échapper à un grand danger, celui d’être pris dans les rets de l’Église et de devenir, à la demande de ses maîtres, l’un des leurs. D’où ce sentiment de délivrance et d’ivresse de liberté, après avoir eu le courage de leur dire non. En choisissant pour modèle Dédale, celui qui avait retrouvé sa liberté en se construisant des ailes d’oiseau, et non pas Icare son fils qui s’était brûlé les ailes en s’approchant trop du soleil, Joyce choisit la réussite et non pas l’échec. Ce faisant, il s’identifie à un grand héros mais qui a pour singularité d’être un père, et non un fils. C’est singulier parce que, pour Freud, les héros sont des fils qui se révoltent contre leur père et contre les pouvoirs de la société. Joyce le héros, Joyce le poète. C’est ce double titre que je voudrais justifier en repartant du texte de Freud.

James Joyce, héros et poète

C’est à la naissance de cette double fonction, celle du héros et du poète, telle que Freud la décrit, que nous assistons dans ces deux versions de l’autobiographie de Joyce, Stephen le héros et Portrait de l’artiste comme un jeune homme qui, en français, a pour titre Dedalus.

Celle du héros est facile à mettre en évidence avec cette référence à Dédale. La fonction poétique en tant que directement articulée, effet de cette fonction du héros, mérite un plus long détour. Il faut en effet prendre en compte la conception esthétique de Joyce, ce qu’est pour lui une œuvre d’art. Cette conception, il l’expose à Lynch, son ami, en décrivant trois formes de ce qu’est une œuvre d’art :

« La forme lyrique est de fait le plus simple vêtement verbal d’un instant d’émotion, un cri rythmique, pareil à ceux qui jadis excitaient l’homme tirant sur l’aviron ou roulant des pierres vers le haut d’une pente. Celui qui profère ce cri est plus conscient de l’instant de son émotion que de soi-même en train d’éprouver cette émotion.5 »

« La forme épique la plus simple émerge de la littérature lyrique lorsque l’artiste s’attarde et insiste sur lui-même comme le centre d’un événement épique ; cette forme progresse jusqu’au moment où le centre de gravité émotionnelle se trouve équidistant de l’artiste et des autres. Le récit dès lors cesse d’être personnel. La personnalité de l’artiste passe dans son récit, fluant et refluant autour des personnages et de l’action, comme une mer vitale.6 »

Et voici qu’au moment de décrire la troisième étape, la forme dramatique, il choisit comme exemple des trois étapes à franchir, les trois temps d’une vieille ballade anglaise, « Turpin le héros », célébrant les exploits d’un bandit de grand chemin qui, sorte de Robin des bois, parcourait les routes à cheval et dépouillait les riches de leur fortune pour pouvoir la donner aux pauvres.

« Tu peux constater facilement, dit-il à Lynch, cette progression dans la vieille ballade anglaise, Turpin Hero, qui commence à la première personne et finit à la troisième. On atteint la forme dramatique lorsque la vitalité, qui avait flué et tourbillonné autour des personnages, remplit chacun de ses personnages avec une force telle que cet homme ou que cette femme en reçoit une vie esthétique propre et intangible.7 »

Joyce décrit alors ce qui est obtenu de cette transmutation : « La personnalité de l’artiste, traduite d’abord par un cri, une cadence, une impression, puis par un récit fluide et superficiel, se subtilise enfin jusqu’à perdre son existence, et pour ainsi dire s’impersonnalise.8 »

À relire le texte de cette ballade9, il semble que rien de ces trois temps ne soit explicitement repérable. Je donnerais donc plutôt à cette évocation une valeur symptomatique. Turpin le héros, ce bandit de grand chemin, c’est lui, Joyce. Turpin le héros précède Stephen le Héros. Mais ce faisant il rapproche ainsi, comme l’a fait Freud, le héros et le poète : Joyce le héros devient Joyce le poète.

Le Moi se volatilise, n’existe plus que le poème

Le passage poétique concernant l’envolée de Joyce, nouvel homme-faucon se libérant de ses entraves et prenant son envol, donne à cette troisième forme – la forme dramatique – sa portée : le héros s’efface devant l’écrivain, l’homme disparaît, ne laissant plus trace que de son écriture ; son Moi se volatilise pour devenir poésie : « … plus que jamais son nom étrange lui semblait une prophétie. […] Sa gorge était meurtrie par le désir de crier, de lancer le cri du faucon ou de l’aigle planant, d’annoncer par un cri perçant sa délivrance aux vents du large.10 »

Ce cri de délivrance, nous le retrouverons chez d’autres héros, d’autres poètes pour évoquer à nouveau, à la fin de cet ouvrage, celui que Lacan a appelé, non sans raison, Joyce-le-symptôme, nom qui fait de lui notre maître en psychanalyse et pas seulement notre maître en poésie.

Pour le commander

1 – S. Freud, Moïse et le monothéisme, Gallimard, 1985, p. 181.

2 – S. Freud, Essais de psychanalyse, « Quelques considérations supplémentaires », chapitre 12, Payot, 1979.

3Ibid., p. 207.

4 – J. Joyce, Dedalus, Gallimard/Folio, 1943, p. 249.

5Ibid., p. 312.

6 Ibid.

7Ibid., p. 313.

8Ibid.

9 – Turpin le héros. Traduction :’ El-Eleywa Keane.

10Ibid., p. 249.

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