Un extrait de mon livre, « La fonction du père et ses suppléances »

Pause 6

2

Les aléas de la fonction paternelle dans la névrose et dans la perversion

À partir de deux fictions littéraires, La Légende de saint Julien l’hospitalier, l’un des trois contes de Flaubert, puis le roman de Michel Tournier, Le Roi des aulnes, j’essaierai de mettre en évidence ce qui différencie au plus juste la fonction défaillante du père dans l’hystérie et dans la perversion et les deux façons de compenser ce fait psychique.

En effet, ce conte de Flaubert peut être mis au rang des grandes œuvres parricides et hystériques avec celles d’Œdipe, d’Hamlet et des frères Karamazov tandis que le roman de Michel Tournier, redonnant une nouvelle vie, par sa traduction de l’allemand vers le français, au beau poème de Goethe, se révèle une magnifique analyse structurale, une rigoureuse mise à plat de toutes les variantes d’un vrai fantasme pervers. Ce fantasme, Michel Tournier l’appelle une pédéphorie 1. Ce nom a été forgé par lui, à partir du verbe grec phorein, porter, pour décrire la jouissance singulière qu’éprouve son héros, Abel Tiffauges, quand il porte un enfant dans ses bras. Dans la progression du roman, cette « pédéphorie » subit ensuite une « inversion maligne », elle devient « pédophilie » et nous donne donc une approche inattendue de cette perversion.

Toutes les équivoques signifiantes du verbe « sauver »

Mais avant donc de pénétrer dans l’univers romanesque de Flaubert et de Michel Tournier pour le démontrer, je voudrais encore vous rappeler que les fantasmes de grossesse des hommes aussi bien que des femmes – puisque ce sont justement ces fantasmes qui sont mis en scène dans les deux fictions littéraires choisies – prennent le plus souvent la forme de fantasmes de sauvetage, voire de rédemption. Dans ce dernier cas – et nous sommes alors dans le champ de la psychose – ces héros œdipiens deviennent soit des sauveurs de l’humanité soit les fondateurs d’une nouvelle religion. Ces fantasmes, aussi bien dans la névrose que dans la psychose, se déploient à partir de toutes les équivoques signifiantes du verbe « sauver ».

Être sauvé par son père exprime le désir d’être aimé de lui comme une femme et d’en recevoir un enfant. Ce fantasme typique de grossesse se retrouve dans toute analyse, celle des hommes comme celle des femmes. Si nous passons de la forme passive à la forme active du verbe, au-delà de l’amour nous découvrons la haine, car sauver le père c’est aussi l’épargner, lui laisser la vie sauve. Ce fantasme trahit un désir de meurtre du père et un tel désir ne s’exprime pas sans une très grande culpabilité. Cette transformation de la haine en amour est justement tout à fait bien explicitée dans l’un des trois contes de Flaubert, celle de saint Julien l’hospitalier2.

Julien le parricide ou comment la haine prend le masque de l’amour

Flaubert, tout comme Dostoïevski, était un parricide en prose et en symptômes3. En symptômes puisqu’il souffrait en effet, lui aussi, d’une très grave hystéro-épilepsie. En prose, comme en témoigne l’un de ses trois contes qui a pour thème un double parricide, celui du père et de la mère. En effet saint Julien, après une jeunesse tumultueuse consacrée à la chasse, avait un jour tué par méprise à la fois son père et sa mère. Pour expier ce double meurtre, il vécut en ermite au bord d’un fleuve et transportait sur une lourde barque des voyageurs. Il les sauvait ainsi de la noyade.

De nombreuses analyses de ce conte, surtout littéraires, ont été faites. Quelques interprétations analytiques ont également été tentées. Tous les commentaires que suscite sa lecture sont très intéressants dans leur diversité mais je ne peux éviter d’en proposer ma propre lecture, une lecture qui ne peut être que subjective.

Ce que je soulignerai, c’est le côté quand même tout à fait scabreux de l’avant-dernière scène de ce conte, celle où un lépreux demande tout d’abord à saint Julien de traverser la rive, de le nourrir, puis de le réchauffer. Pour ce faire, Julien doit alors se mettre tout nu, se serrer très fort contre lui, peau contre peau, bouche contre bouche, sexe contre sexe, pour lui redonner vie. C’est ce qui est exigé de lui. Mais, arrivé au terme de ces renoncements successifs, soudain le lépreux devient le Christ qui fait partager à Julien sa gloire. Tous deux, dans les bras l’un de l’autre, inséparables jumeaux, montent au ciel pour rejoindre enfin leur Père éternel. « Julien monta vers les espaces bleus, écrit Flaubert, face à face avec Notre Seigneur Jésus, qui l’emportait dans le ciel. » La prédiction qu’un vieil ermite avait faite à sa mère, ton fils deviendra un saint, s’était réalisée, mais au prix d’un double parricide.

Flaubert a ainsi donné une autre fin à cette légende, en inventant cette sorte d’ascension homosexuelle des deux hommes, accolés l’un à l’autre, fusionnés, où celui qui était sauvé, un mendiant, se dévoile comme étant le Sauveur lui-même, le fils de Dieu.

La version classique de cette légende est moins fantastique, plus terne : saint Julien, accompagné de sa femme, consacrera sa vie à guérir et à sauver des malades, d’où cette épithète qui est toujours adjointe à son prénom, « l’hospitalier ». Flaubert a préféré s’inspirer, dans ce conte, de la légende qui lui est très proche, celle de saint Christophe. C’est lui que nous retrouvons dans le très foisonnant roman de Michel Tournier, Le Roi des aulnes.

D’une légende à l’autre, de saint Julien à saint Christophe

Je voudrais donc expliciter comment les fantasmes de sauvetage, fantasmes de procréation, qui s’expriment dans la névrose par des symptômes hystériques, sont, dans la perversion, mis en acte dans le scénario pervers. Pour cela je décrirai le fantasme pervers d’Abel Tiffauges, le héros de ce roman de Michel Tournier qui a pour titre Le Roi des aulnes. Mais pour pouvoir l’analyser dans toutes ses composantes et repérer quelles modifications il subit au fil du temps, il convient tout d’abord de souligner que ce fantasme prend appui sur un double mythe, d’une part la légende de saint Christophe et d’autre part celle du Roi des aulnes, le verbe grec phorein, « porter », faisant lien entre ces deux légendes.

Saint Christophe était, comme son nom l’indique, un saint « porte-Christ » (Christos-phoros). Il habitait dans une petite cabane au bord d’un fleuve, comme saint Julien, et s’était donné la même mission, celle de faire passer d’une rive à l’autre les voyageurs qui souhaitaient traverser ses eaux tumultueuses. Il n’avait même pas besoin de barque. Comme il était grand et fort, il les portait sur ses épaules en s’appuyant sur une longue perche. Nous retrouvons donc, ici encore, un typique fantasme de sauvetage qui est pleinement réalisé au-delà de toute espérance : une nuit, saint Christophe entendit une voix d’enfant qui l’appelait pour lui demander de traverser le fleuve. Cet enfant était le Christ et il portait le monde sur son dos. Comme c’était une charge bien lourde pour lui, saint Christophe manqua sombrer avec son précieux fardeau. En récompense de cet exploit et surtout comme preuve, pour lui prouver qu’il était bien le Christ, le Sauveur, l’enfant fit pour lui un miracle : il lui demanda de planter sa perche dans le sol et, dans la nuit même, elle se mit à bourgeonner, à se couvrir de fleurs et de fruits. On ne peut rêver plus belle attribution phallique, plus beau signe de reconnaissance.

Remarquons que, pour l’instant, rien ne différencie les deux fantasmes de sauvetage de saint Julien et de saint Christophe et que nous sommes encore dans le champ de la névrose. Ce qui est attendu par ces deux saints, c’est un signe de reconnaissance de la part du père. Comme le Christ, ils seront tous deux assis à la droite du père, reconnus, choisis, élus par lui.

Fiction littéraire de la perversion

Dans le roman de Michel Tournier, se produit toute une série de dédoublements qui complexifie la structure du roman : la légende de saint Christophe est en quelque sorte doublée et même redoublée par une autre légende, celle du Roi des aulnes, mais cette légende prend appui elle-même sur le célèbre poème de Goethe. Elle en est une nouvelle version. Ce poème, il convient de le citer car c’est autour de sa traduction de l’allemand en français que s’effectue la transcription de ce mythe du champ de la névrose à celui de la perversion. Cette traduction a été effectuée par Michel Tournier et a été commentée dans une autre de ses œuvres, Le Vent Paraclet, qui est appelée par lui sa « Biographie intellectuelle ».

Puisque je voudrais essayer de montrer comment les fantasmes de grossesse du sujet névrosé qui s’expriment par des symptômes hystériques, sont mis en acte, dans la perversion, voici donc la traduction d’une partie de ce poème de Goethe, qui introduira pour nous une fiction littéraire de cette structure.

Qui chevauche si tard dans la nuit et le vent ?
C’est un père avec son enfant.
Il serre le garçon dans ses bras
Il le tient au chaud, il le protège.

Mon fils, pourquoi caches-tu peureusement ton visage ?
Père, ne vois-tu pas le Roi des aulnes.
Le Roi des aulnes avec sa couronne et sa traîne ?
Mon fils, c’est une traînée de brumes.

Cher enfant, viens, partons ensemble,
Je jouerai tant de jolis jeux avec toi.
… mon père, mon père, n’entends-tu pas
Ce que le Roi des aulnes me promet tout bas ?
Du calme, rassure-toi, mon enfant,
C’est le bruit du vent dans les feuilles sèches.

Ton beau corps me tente,
Si tu n’es pas consentant, je te fais violence
Père, père, voilà qu’il me prend.
Le Roi des aulnes m’a fait mal.
Le père frissonne, il presse son cheval,
Il presse sur sa poitrine l’enfant qui gémit.
À grand-peine, il arrive à la ferme.
Dans ses bras l’enfant était mort.

Entre deux traductions

La traduction proposée par Michel Tournier exalte le sens pédophilique de ce poème, avec notamment la présence du verbe reizen. Le vers de la ballade le plus ambigu et le plus difficile à traduire, comme il l’indique, est évidemment le fameux Ich liebe dich, mich reizt deine schöne Gestalt 4 que l’on affadit généralement en traduisant : « Je t’aime, ton doux visage me charme » alors qu’un mot à mot autoriserait : « Je t’aime, ton beau corps m’excite », car en effet « exciter » est proposé dans tous les dictionnaires comme le premier équivalent français de reizen. Mais ce serait, à coup sûr, outrer l’intention de Goethe.

C’est pourquoi dans la traduction que j’ai fait figurer en appendice du roman, je propose pour ce vers : « Je t’aime, ton beau corps me tente », dont la gourmandise permet toutes les interprétations sans en imposer aucune.

Ce commentaire de Michel Tournier se trouve donc dans sa « biographie intellectuelle », Le Vent Paraclet. Cette version « outrée » qui nous permet d’entrer dans le champ de la perversion est incontestablement étayée par deux autres vers : « Père, père, voilà qu’il me prend. / Le Roi des aulnes m’a fait mal.5 »

Accompagnant cette dimension de violence, on peut remarquer d’emblée dans ce poème un dédoublement des personnages, le père qui protège devient un père hostile et terrifiant. Il se fait ogre. Il est le Roi des aulnes qui emporte les enfants. Ce n’est plus un sauvetage, c’est un rapt. Au lieu de porter un enfant, ce personnage diabolique l’emporte. Le dédoublement de ce personnage paternel se retrouvera tout au long du récit.

C’est autour de ce dédoublement de l’image du père, celui qui protège et celui qui enlève l’enfant et l’entraîne vers la mort, que je voudrais centrer cette question de la perversion et préciser en quoi elle est quand même, dans la violence de l’acte pervers, une tentative d’instauration de la fonction paternelle, mais une tentative tout aussitôt réduite à néant.

Le concept de Verleugnung, du démenti de la castration, prend ici toute sa portée, à condition de lui prêter toute l’attention qu’elle mérite. Pour l’instant, évoquons simplement la définition que Freud nous en donne dans son article sur Le fétichisme 6. Il écrit ceci : « L’enfant s’était refusé à prendre connaissance de la réalité de sa perception : la femme ne possède pas de pénis. » Retenons ce terme : refus de prendre connaissance, refus d’accepter une vérité ; refus de savoir et non pas de voir.

Une belle création langagière : la « pédéphorie »

Avec la « pédéphorie », ce beau mot inventé par l’auteur, nous entrons dans l’univers romanesque de Michel Tournier.

Son livre commence ainsi : « Tu es un ogre, me disait parfois Rachel. » Abel Tiffauges, le personnage central de ce roman, absorbe d’énormes quantités de nourriture, il porte un grand intérêt à ses excréments, mais surtout il aime la chair fraîche. Il s’intéresse beaucoup aux petits garçons.

Sa perversion se manifeste pour la première fois sous une forme bénigne, la « pédéphorie ». C’est un mot forgé par Michel Tournier : à la lettre, c’est le fait de porter un enfant dans ses bras. Le héros découvre fortuitement la singularité de sa jouissance perverse à l’occasion d’un accident survenu dans le garage où il travaille. L’un des jeunes apprentis est blessé par un retour de manivelle et Abel Tiffauges le porte alors dans ses bras pour l’emmener à l’hôpital. À cette occasion, le héros éprouve soudain une intense jouissance que Michel Tournier, régénérant le sens de ce terme, appelle une « Euphorie », et il fait cet aveu : « Je ne savais pas que de porter un enfant fut chose si belle !7 »

Après cette première expérience, Abel Tiffauges cherche bien sûr d’autres occasions de réaliser son scénario pervers. Il se porte ainsi au secours d’enfants blessés en diverses circonstances. Mais j’ai surtout retenu, parmi toutes ces variantes, une mise en scène qu’il réalise dans un musée, avec l’aide d’un jeune garçon. Voici comment le héros décrit cet événement : « J’avais presque oublié mes récentes préoccupations quand un moulage de la statue du Vatican m’y a vivement ramené. L’inscription portée sur le socle aurait suffi à m’alerter : Héraclès pédéphore. Il s’agit en effet d’une représentation d’Hercule portant assis sur son bras gauche son petit garçon, Télèphe. Pédéphore, c’est-à-dire en bon français Portenfant. Hercule Portenfant… en riant je me suis approché d’Étienne – donc ce petit garçon qu’il a rencontré dans le musée –, je me suis accroupi et j’ai passé mon bras gauche derrière ses genoux et il s’est prêté au jeu… un peu plus loin, nous aurions pu reprendre la pose avec l’Hermès de Praxitèle portant l’enfant Bacchus… »

Mais ce jeu n’a pas de suite, Abel quitte l’enfant car il sait que ses relations avec lui « emprunteraient fatalement les voies faciles et toutes tracées soit de la paternité soit du sexe ». Ces deux voies tracées si justement repérées par Michel Tournier, celles de la paternité ou du sexe, méritent toute notre attention. C’est en effet l’une de ces deux voies que nous devons suivre pour décrire ce qu’il en est de la structure de la perversion, comme une sorte d’erreur d’aiguillage.

Une « inversion maligne » : de la « pédéphorie » à la pédophilie

Dans le roman, si Abel Tiffauges refuse de maintenir des liens avec un seul enfant, c’est, affirme-t-il, parce qu’il les veut tous. Il en veut beaucoup et cette multiplication des objets participe, elle aussi, du phénomène de déplacement métonymique de la perversion.

Ce passage d’un à plusieurs enfants est favorisé par des circonstances historiques. Au moment même où il allait être jugé pour le viol d’une petite fille, la guerre lui permet d’échapper à la condamnation. Au reste, il échappe toujours à tous les châtiments. Abel Tiffauges, libéré de prison, est alors fait prisonnier par les Allemands, en 1940, puis se trouve, en raison de circonstances un peu rocambolesques, à la tête d’une napola. Les « napolas » étaient ces sortes d’écoles militaires où les jeunes enfants étaient enrôlés de force et préparés à devenir de la chair à canon, pour les armées nazies. C’est donc là qu’Abel Tiffauges peut devenir, en toute impunité, pédophile. Sa « pédéphorie » a en effet subi une inversion maligne. Il parcourt maintenant la campagne pour enlever des enfants et en faire de bons soldats disciplinés. Il est appelé l’Ogre de Kaltenborn, du nom de cette napola. Du haut de son cheval, il arrache à leurs parents de tout jeunes enfants. Tel le Roi des aulnes, il les enlève, il les emporte.

Une ultime tentative pour devenir père

À la fin de la guerre, au moment de l’avancée de l’armée russe, Abel Tiffauges, toujours impuni, abandonne ses fonctions auprès de tous ces jeunes Allemands, devenus ses objets d’étude ; il reprend son identité de prisonnier de guerre français et tente de fuir en emmenant avec lui un enfant juif, Éphraïm, qu’il a trouvé presque mort sur le bord d’une route et qu’il a sauvé en le cachant et en le soignant. Il retrouve donc, dans sa fuite, sa vocation première d’homme porte-enfant. Il porte à nouveau un enfant, un enfant porte-étoile, porte-étoile jaune. Ainsi, le mythe du Roi des aulnes reprend vie. Pour leur plus grand malheur, Abel Tiffauges portant cet enfant juif sur son dos s’enfonce progressivement dans les marécages où poussent des aulnes noirs. Ils meurent tous les deux.

Le roman se termine ainsi : « Quand il leva pour la dernière fois la tête vers Éphraïm, il ne vit qu’une étoile d’or à six branches qui tournait lentement dans le ciel noir. » Abel Tiffauges, qui avait pourtant redonné vie à cet enfant, qui était devenu père, pour la première fois, n’avait pu réussir à le sauver. La mort avait repris ses droits.

Quand la réalité dépasse la fiction

Chacun de nous, pris par la lecture d’un livre, ne peut que souhaiter en savoir un peu plus sur l’auteur lui-même et sur la genèse de sa création. Pour Flaubert, nous pouvons nous plonger dans sa correspondance. À propos de ce livre de Michel Tournier, nous pouvons lire à la suite de ce Roi des aulnes son « autobiographie intellectuelle » à laquelle il a donné pour titre Le Vent Paraclet 8. Il y évoque notamment deux de ses romans, ceux qui reprennent deux grands mythes littéraires : d’une part, celui de Robinson Crusoé, avec son Vendredi ou les limbes du Pacifique et d’autre part, celui donc du Roi des aulnes.

Deux éléments de cette biographie dite intellectuelle m’ont beaucoup intéressée. C’est tout d’abord la trace de ce en quoi il a pu se sentir concerné par la légende de saint Christophe, le saint Porte-Christ. Alors qu’il se trouvait en Allemagne, tout de suite après la guerre, Michel Tournier avait fait la rencontre d’un tout jeune homme de dix-sept ans, Thomas Harlan, dont le père était inculpé comme criminel de guerre nazi. Il s’était en effet rendu tristement célèbre en tant que metteur en scène de cet odieux film antisémite, Le juif Suss.

Michel Tournier raconte à leur propos qu’un autre romancier, Hans Habe, s’était inspiré de l’histoire de Thomas Harlan dans un roman qui a pour titre Christophe et son père. Ce n’est bien sûr qu’une hypothèse, mais on peut peut-être se risquer à reconnaître là un élément transférentiel qui a inspiré Michel Tournier, qui a mis son inconscient au travail, travail d’écriture autour des lettres de ce prénom : Christophe.

Mais un autre élément de cette biographie est encore plus étonnant. L’auteur raconte comment, peu avant la sortie de son livre Le Roi des aulnes, il avait eu la surprise de découvrir, dans les journaux, le récit d’un fait divers qui concernait au plus près ce fantasme de « pédéphorie » si bien décrit dans son œuvre…

Un professeur de gymnastique, un dénommé Jean-Pierre Chopin, aperçut, le 15 janvier 1970, en haut d’un immeuble un enfant d’environ cinq ans qui enjambait le rebord d’une fenêtre. Cet homme eut juste le temps de se précipiter pour le recevoir dans ses bras. Au prix de ses deux poignets cassés, il avait pu sauver cet enfant. Or, à propos de ce fait divers, Michel Tournier fait à ses lecteurs une confidence précieuse. Il avoue que si pareille aventure lui était arrivée, il n’aurait pas eu besoin d’écrire Le Roi des aulnes. Il aurait été comblé par cet enfant tombé du ciel, il en aurait été « heureux jusqu’à la fin de ses jours ».

La « version vers le père » dans la névrose et dans la perversion : comment inscrire leur différence de structure ?

Dès qu’il s’agit d’aborder le champ de la perversion, les analystes se heurtent à une difficulté toute spéciale, celle de voir surgir aussitôt leurs propres fantasmes pervers qui se mettent à proliférer. En éveillant leur angoisse ou leur fascination, ils masquent ainsi ce juste repérage de la structure perverse qui est pourtant cliniquement nécessaire.

Aux premiers temps de la psychanalyse, Freud avait lié l’hystérie à la perversion. Toutes les jeunes filles qu’il soignait pour leurs troubles nerveux avaient, selon leurs témoignages, un père pervers. La jeune fille au parapluie qui apparaît en note9 des Études sur l’hystérie en est un bel exemple. Mais cet axiome – à fille hystérique, père pervers – ne résistera pas longtemps à l’épreuve du temps. Freud découvre alors l’importance des fantasmes pervers dans la formation des symptômes hystériques. Il regroupe ces fantasmes sous le titre d’une très commune perversion polymorphe infantile, liée au rôle que jouent les pulsions partielles dans la sexualité. Bien longtemps après, dans le séminaire Encore, Lacan définit cette perversion polymorphe comme la façon mâle de rater – faute de mieux – mais aussi de réussir le rapport sexuel avec l’aide, la fonction, des différents objets10 intéressés par les différentes pulsions partielles.

Puis dans les dernières années de son enseignement, il modifie l’orthographe de cette perversion. Il l’écrit Père-version ou encore Version vers le père. Il la définit ainsi : « Un père n’a droit au respect, sinon à l’amour que si ledit amour, ledit respect est – vous n’allez pas en croire vos oreilles – perversement orienté, c’est-à-dire fait d’une femme, objet a, qui cause son désir.11 » Cette écriture est donc articulée aux nouvelles formulations de Lacan définissant une femme comme le symptôme d’un homme.

Cependant malgré cette nouvelle orthographe, la question reste entière : qu’est- ce qui permet de différencier cette version vers le père dans la névrose et dans la perversion, de marquer une différence entre les fantasmes pervers de la névrose et ceux de la « vraie » perversion ?

Une quatrième tentative d’instauration de la fonction paternelle, celle de la perversion

Une piste peut en effet être suivie, celle d’essayer de rajouter aux trois modes d’instauration de la fonction paternelle tels que Lacan les a décrits pour le sujet normal, le névrosé et le psychotique, un quatrième mode, celui qui concernerait la perversion.

Je reformule, dans cette visée, les trois premières12 :

Pour le sujet dit normal, cette instauration de la fonction du père devrait se faire par la voie d’un conflit imaginaire, celle d’une lutte à mort au cours de laquelle le fils espère pouvoir triompher de son rival. Cette voie est quand même hypothétique car elle suscite inévitablement l’une des formes d’angoisse de castration, décrites par Freud, celle d’être tué et castré par le père en rétorsion de ses propres désirs meurtriers.

Le deuxième mode d’instauration de la fonction paternelle, celui qui correspond à la névrose, s’exprime par le désir d’être aimé du père comme une femme et d’en recevoir un enfant. C’est en ce point précis que s’articulent les fantasmes de grossesse du sujet névrosé. Toutefois, comme cet amour pour le père implique la perte du pénis et suscite l’angoisse de castration, il tombe lui aussi sous le coup du refoulement.

C’est donc ce que Freud décrit comme étant une position féminine passive, homosexuelle à l’égard du père. Elle se manifeste dans les symptômes. Elle est du registre de l’imaginaire, de la signification et Lacan change donc radicalement la portée de ces fantasmes de grossesse en soulignant qu’ils ont avant tout une valeur signifiante et doivent être, en tant que tels, interprétés et référés à la structure symbolique de l’Œdipe. Pour étayer cette approche, il évoque les phénomènes bien connus, encore qu’énigmatiques, de la couvade.

Prenant appui sur ces faits, il a donc comparé le fantasme de grossesse d’un homme hystérique, le conducteur de tramway, et le fantasme de grossesse de Schreber. Il les décrit tous deux comme des moyens de suppléance plus ou moins bien réussis, des tentatives de remédier aux insuffisances de la métaphore paternelle, dans ces deux structures, mais il a laissé en blanc, en pointillés, ce qu’il en serait des tentatives d’instauration de la fonction paternelle dans la perversion.

Et si, dans la perversion, nous parlions de tentative avortée ?

J’ai en effet pensé que là où le névrosé mettait en jeu une grossesse symbolique, il y avait dans la perversion un avortement, une tentative avortée de cette mise en place de la fonction du père. Mais cette première approche n’était pas juste. Je soutiendrais plutôt qu’il y a quand même, dans la perversion, une instauration de la fonction paternelle, mais que cette instauration est aussitôt démentie.

Ce que je voudrais donc vous proposer comme piste de travail, à partir des quatre modes d’instauration de la fonction paternelle ainsi définis, c’est de découvrir tout d’abord cliniquement comment Michel Tournier met justement en scène, dans un scénario pervers, un fantasme typique de grossesse. Toute la question étant de bien préciser en quoi réside la différence, alors que ce même fantasme se manifeste à la fois dans la névrose et dans la perversion.

Radicale différence de structure entre névrose et perversion

Avec la transposition romanesque qu’en effectue Michel Tournier, comment allons-nous pouvoir reprendre la question que nous nous posions au départ, celle de la radicale différence de structure qui existe entre la névrose et la perversion ? Reprenons point par point ce que nous avons déjà pu en repérer.

Tout d’abord, la légende de saint Julien l’hospitalier, celle de saint Christophe, ainsi que la version du Roi des aulnes dans le poème de Goethe13 illustrent toutes trois les fantasmes de sauvetage du sujet névrosé, avec toutes les équivalences symboliques du verbe sauver et notamment celles qui expriment les sentiments d’amour et de haine éprouvés par le fils à l’égard du père.

Mais que se passe-t-il lorsque, dans son roman, Michel Tournier transpose ces légendes dans le champ de la perversion ?

Par rapport à la pédophilie, qui se définit comme aimer un enfant, le mot de pédéphorie forgé avec le verbe grec phorein, porter, est donc l’acte de porter un enfant dans ses bras. Mais si nous évoquons cette expression : « porter un enfant pendant neuf mois » ou encore si nous passons du verbe au nom, une « portée », une portée de chiots ou de petits chats, nous nous retrouvons vite avec cette « pédéphorie » en terrain connu, celui des fantasmes de grossesse du sujet névrosé qu’il soit homme ou femme et, par ce biais, nous pourrions donc avoir quelque espoir de démontrer ce que deviennent ces mêmes fantasmes de grossesse dans la perversion.

Nous pouvons poser tout d’abord ce fait : là où le névrosé met en jeu, dans ses symptômes14, une grossesse symbolique comme un mode d’instauration de la fonction paternelle, le pervers, par un passage à l’acte, réalise lui aussi cette instauration dans son scénario pervers.

Là où le névrosé condense, le pervers déplace, camoufle, escamote

Nous pouvons en effet rajouter cet autre point de différenciation : là où le névrosé condense, fabrique des métaphores symptomatiques et notamment avec ces équivoques signifiantes du verbe sauver que j’ai déjà rappelées, le pervers déplace, effectue des métonymies (la partie pour le tout). Par exemple, dans le scénario pervers d’Abel Tiffauges, il ne reste plus qu’un tout petit fragment, qu’un petit débris métonymique de son fantasme de sauvetage. Il ne reste plus comme trace de ce fantasme que cette jouissance singulière qu’il éprouve, soudain, en portant un enfant dans ses bras. Tout le reste a sombré dans l’oubli, dans l’amnésie infantile, dans le refoulement15.

Freud a décrit ce mode particulier de déplacement métonymique à propos des souvenirs-écrans où il rappelle que, parmi les événements traumatiques de l’enfance, les parties les plus significatives sombrent dans l’oubli ou plutôt, nous dit-il, sont « escamotées », tandis que des fragments de ce souvenir totalement insignifiants sont conservés en guise de souvenir d’enfance et surprennent par leur peu d’importance, si ce n’est par leur incongruité : « Ce n’est aucunement l’expérience vécue concernée qui donne elle-même l’image mnésique… mais bien un autre élément psychique, qui est lié avec l’événement inconvenant par la voie associative de la contiguïté… Au lieu de l’image mnésique originairement justifiée, une autre image mnésique survient, qui est partiellement échangée contre la première par déplacement dans l’association. »

Michel Tournier décrit bien le travail de déplacement métonymique qui se déploie le long de cette chaîne de transformation du fantasme pervers d’Abel Tiffauges, avec son point d’aboutissement, la mort, la mort par noyade de celui qui était sur le point de devenir père.

Saint Christophe porte le Christ sur son dos, il le sauve. Dans le poème de Goethe, le père porte son enfant dans ses bras et le Roi des aulnes l’emporte. Abel Tiffauges, d’abord géant porte-enfant, devient ensuite l’Ogre de Kaltenborn, celui qui arrache de jeunes enfants à ses parents. Cependant à la fin du roman, par une sorte d’effet de retour, inversant les rôles, il sauve à son tour un enfant, Éphraïm, tente de le maintenir en vie, d’être un père pour lui, mais c’est en vain puisqu’ils meurent tous les deux engloutis par les marécages maternels.

1 – M. Tournier, Le Roi des aulnes, Gallimard, collection Folio, 2005, p. 130-131.

2 – G. Flaubert, Trois Contes, « La légende de saint Julien l’hospitalier », Garnier-Flammarion, 1988.

3 – Voir mon ouvrage Éloge de l’hystérie masculine ; sa fonction secrète dans les renaissances de la psychanalyse, paru chez L’Harmattan, en 1997.

4 – La traduction du terme Gestalt peut évoquer la forme, la silhouette, le visage et donc la traduction choisie et proposée par Michel Tournier – celle de corps – accentue la dimension de séduction sexuelle qu’exerce cet enfant sur le roi des Aulnes.

5 – M. Tournier, Le Roi des aulnes, op. cit., p. 495.

6 – S. Freud, « Le fétichisme », in La Vie sexuelle, op. cit., p. 134.

7 – Michel Tournier, Le Roi des aulnes, op. cit., p. 130-131. Ce registre de la beauté étant évoqué, il serait sans nul doute très intéressant, je l’indique en passant, de rapprocher cette exclamation concernant la découverte de la jouissance perverse, de l’exclamation de Schreber, au moment de son entrée dans la psychose : « Qu’il serait beau d’être une femme en train de subir l’accouplement. »

8 – M. Tournier, Le Vent paraclet, op. cit.

9 – S. Freud, Études sur l’hystérie, PUF, 1971, p. 78.

10 – La voix, le regard, l’objet anal et oral.

11 – J. Lacan, séminaire R.S.I., séance du 21 janvier 1975.

12 – J. Lacan, séminaire Les Psychoses, séance du 25 avril 1956.

13 – Goethe, Ballades et autres poèmes, Aubier, collection Domaine allemand, 1996, p. 45.

14Cf. le texte d’Eisler sur le conducteur de tramway.

15 – Voir, à ce propos, ce qu’en écrit Freud : « Sur les souvenirs-écrans », in Névrose, psychose et perversion, II, op. cit., p. 113.

Laisser un commentaire

Navigate