Au temps d’Aimée (suite)

Dans ce temps d’Aimée je voudrais encore développer ces deux points :

– d’une part, ce qu’on peut trouver au titre d’éléments cliniques, comme prouvant la radicale absence de métaphore paternelle dans l’observation d’Aimée, à savoir ce que, dans une note, Lacan décrit comme étant une sorte de « perversion de l’instinct maternel »

– d’autre part, la fonction du délire érotomaniaque comme étant une tentative de remédier à ce manque de la fonction paternelle, en choisissant, en élisant ce que les psychiatres appellent « l’objet du postulat érotomaniaque ».

Ces femmes érotomanes étaient classiquement appelées des amoureuses de prêtres et de médecins. Mais de fait ceux qu’elles choisissent comme objet d’amour ce sont des hommes éminents, célèbres et le plus souvent inaccessibles.

Du temps d’Aimée, dans les années 1930, le Prince de Galles avait souvent la préférence. Je me demande quel homme éminent, tel qu’on souhaiterait être aimée de lui, pourrait être choisi de nos jours : le Prince Albert de Monaco, ou le Prince Andrew d’Angleterre, pour ne citer qu’eux ?

« Une perversion de l’instinct maternel avec pulsion au meurtre »

Aimée craint sans cesse pour la vie de son enfant. Il est en danger certes en raison des mauvaises intentions de ses persécuteurs et surtout de ses persécutrices mais aussi par rapport à elle-même, puisqu’elle avoue avoir peur d’être une criminelle : « Je craignais beaucoup pour la vie de mon fils, écrit la malade ; s’il ne lui arrivait malheur maintenant, ce serait plus tard, à cause de moi, je serais une mère criminelle. »

C’est dans ce contexte qu’on trouve, dans la thèse de Lacan, une petite note qui pourrait presque passer inaperçue et qui se révèle pourtant pleine de promesses.

Elle se trouve p. 265.

Lacan dans le corps de son texte vient de décrire, en prenant appui sur l’approche freudienne, les causes de la paranoïa d’autopunition d’Aimée en l’expliquant par «une fixation narcissique et une pulsion homosexuelle ». C’est dans ce contexte qu’il rajoute en note un autre aspect des troubles psychiques d’Aimée :

« Une autre forme de perversion instinctive pourrait être mise en cause par un examen très attentif de notre cas : à savoir cette perversion de l’instinct maternel avec pulsion au meurtre, que posent seulement en problème certains symptômes de la psychopathologie humaine, mais que permettent d’affirmer des faits manifestes de la psychologie animale. Une telle pulsion expliquerait l’organisation centrifuge du délire… son refoulement permettrait de comprendre une partie du comportement délirant comme une fuite loin de l’enfant… En outre elle nous donnerait une nouvelle explication de la guérison… l’assouvissement auto-punitif, qui est à la base de la guérison, aurait été déterminé en partie par la « réalisation » de la perte définitive de son enfant. »

Donc pour Lacan, la guérison du délire d’Aimée serait donc en partie due au fait qu’elle avait réalisé son désir de perdre son enfant. Comme si faute de pouvoir s’en séparer symboliquement, elle l’avait perdu réellement.

Or c’est au moment où il est question de cette nécessaire séparation entre la mère et l’enfant et ce de par l’intervention du père, que Lacan évoque à nouveau cette dite « perversion de l’instinct maternel », dans le séminaire des Formations de l’inconscient et cette fois-ci il en dit un peu plus de cette dite perversion, puisqu’il s’agit pour lui de rien de moins que d’être capable de dévorer son petit nouveau-né, de le ré-ingurgiter.

Ce passage se trouve dans la séance du 29 janvier 1958, l’une des séances qu’il consacre à la métaphore paternelle.

Il décrit trois étapes, trois temps logiques de sa mise en place. La première étape est celle où le désir de l’enfant est désir du désir de sa mère, soit désir d’être son objet métonymique, pour le dire autrement et de façon équivalente, désir d’être son phallus.

La seconde étape qui est la plus décisive est celle où le père intervient d’une part pour priver la mère de quelque chose que par définition elle n’a jamais eu, ce phallus et qui, pour que cette privation puisse avoir lieu, doit être élevé au rang de signifiant, donc au titre de phallus symbolique et non plus imaginaire.

C’est un message d’interdiction adressé à l’enfant par le père mais par l’intermédiaire du discours de la mère :

« Ce n’est pas simplement pour l’enfant et déjà à cette époque « tu ne coucheras pas avec ta mère, c’est aussi pour la mère « tu ne réintégreras pas – toutes les formes bien connues de ce qu’on appelle l’instinct maternel rencontre ici un obstacle – « Tu ne réintègreras pas ton produit ».

Chacun sait que la forme primitive de l’instinct maternel se manifeste chez certains animaux, peut-être plus encore que chez les hommes, en réintégrant, comme nous le disons élégamment, oralement ce qui est sorti par un autre côté. C’est très précisément de cela dont il s’agit.

Donc à cette étape, le père interdicteur certes interdit à l’enfant le corps de sa mère mais surtout protège l’enfant de la voracité maternelle.

« Tu ne me dois rien d’où je te dévore »

A propos de cette voracité maternelle dans l’une des dernières séances d’un Autre à l’autre, on trouve une bien étrange confidence de Lacan.

Il déclare qu’il est d’humeur excellente :

« … humeur qui se fonde sur ces choses qu’on a entre deux portes et qui s’appelle un espoir, en l’occasion, de ce qu’il serait possible, si les choses tournaient d’une certaine façon, que je sois libéré de cette sublimation hebdomadaire qui consiste dans mes relations avec vous.

« Tu ne me vois pas d’où je te regarde » avais-je énoncé au cours d’un des séminaires des années précédentes, pour caractériser l’un des types de l’objet a en tant qu’il est fondé dans le regard, qu’il n’est rien d’autre que le regard.

« Tu ne me dois rien d’où je te dévore » tel est le message que je pourrais bien recevoir de vous, sous la forme que j’ai définie sous sa forme inversée en tant qu’il est le mien, lui-même, et que je n’aurais plus chaque semaine à faire ici cet aller – et – retour autour d’un objet a qui est proprement ce que je désigne ainsi d’une formule, qui vous le sentez, – devoir – dévoration – s’inscrit dans ce qu’on appelle à proprement parler la pulsion orale qu’on ferait mieux de rapporter à ce qu’elle est : la chose placentaire, ce en quoi je me plaque comme je peux sur ce grand corps que vous constituez pour constituer de sa substance qui pourrait faire pour vous l’objet d’une satisfaction. Ma mère l’intelligence, comme disait je ne sais plus qui. »

C’est ainsi que Lacan s’exprimait au moment où il allait être obligé de quitter l’Ecole normale qui avait été jusqu’alors son lieu d’accueil. On ne peut, me semble-t-il, rêver plus belle démonstration de ce qu’est la fonction de la sublimation comme moyen de suppléance de la fonction paternelle en présence de ce grand corps monstrueux qui menace d’engloutir le sujet.

Il y aura encore une suite à ce temps d’Aimée. Je reprendrais cette question du délire érotomaniaque pour tenter de suppléer la métaphore maternelle, même si c’est en vain.

Dessin de Matemma.

1 Comment

  1. Bruno GOIDTS Reply

    Lecteur des séminaires de Lacan depuis des années je trouve les commentaires sur son oeuvre toujours passionnants. Les questions restent ouvertes en ce qui me concerne. Ainsi le mystère de l’objet qu’on a été pour sa mère et ses conséquences. Et l’objet perdu qu’on cherche…

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