Notes de lecture sur La Passe

« Le flottement de l’Ego » (Un aparté de Lacan)

 

« Le soi-même, il y en a à la pelle ! »

Au cours de sa conclusion au congrès de Strasbourg, qui avait pour thème Inhibition et acting out, Lacan introduit un petit aparté, une sorte de confidence sur la passe et nous révèle un autre aspect inattendu de celle-ci avec ce qu’il appelle « le flottement de l’Ego ».Cette confidence pose une série de questions pas évidentes du tout à déchiffrer.

Mais je commence par le citer :  » Ce qu’on n’a pas assez senti, ce qui aurait pu se faire, en réaction à cette indication de l’inhibition et de l’acting out, c’est que quelque chose témoigne plus de l’expérience de ce que j’appellerai l’analyse – pour ne pas parler de l’analyste, parce que je vais commencer quand même à déballer mon truc : si j’ai institué la passe, c’est quand même pour voir s’il y a des analystes, et pas seulement des gens qui à ça ne s’autorisent, comme je l’ai dit, que d’eux-mêmes. Évidemment, qui ne s’autorise pas de soi-même ! Le soi-même, il y en a à la pelle. Qu’on s’autorise d’être analyste, c’est à la portée de bien du monde pourvu qu’on en ait pratiqué une certaine expérience. Mais ce n’est pas pour rien que j’ai laissé pointer ceci : c’est que quant à moi, j’en suis encore réduit à faire l’analysant. Ce qu’il y a de merveilleux, c’est que j’ai trouvé pour ça un alibi : je fais de l’enseignement.

Puisque je suis sur la voie des confidences, je vais quand même vous en dire un petit bout de plus : je suis le seul névrosé à avoir compris qu’il n’y a d’ego que du névrosé. Bien sûr, c’est ça qui fait poids. Alors comment moi j’ai réussi à le faire flotter, cet ego, je vous dirai ça la prochaine fois, à mon séminaire, parce que je ne vois pas pourquoi, une fois sur cette pente, je m’arrêterais. Je peux tout de même vous en donner un petit bout : je ne fais pas d’alliance (parce que c’est ça qu’ils ont découvert, les ego-psychologists, c’est qu’on fait des alliances avec ce qu’on considère comme la partie saine. Qu’est-ce que ça veut dire ! L’ego est un chancre ! Il n’y a pas de partie saine de l’ego. Il y a des ego qui s’agglutinent. Ça n’en fait pas moins un chancre toujours – je ne fais pas d’alliance avec d’autres ego. Ce n’est pas comme ça que je les attrape, ceux qui ont la folie de se confier à moi. Mais enfin c’est un fait que, justement parce que c’est une folie, ça a comme résultat de faire que, dans un congrès comme ici par exemple, on ne déconne pas trop, ou on déconne d’une façon qui est pour moi reconnaissable, qui est sensible ».

Tirons donc ces trois fils de lecture :

– Voilà donc que la célèbre formule sur laquelle ont pris appui plusieurs générations d’analystes  » l’analyste que ne s’autorise que de lui-même » devient donc une affaire de moi. Les nouveaux analystes nommés s’agrégent aux anciens qui les ont reconnus analystes. Ils font corps. Des soi-même qui se sont autorisés  » il y en a à la pelle ».

S’autoriser analyste c’est à la portée de tout le monde pourvu qu’on ait fait une analyse mais quant à lui, Lacan, il en est réduit à faire l’analysant Est à dire que c’est à ce seul prix qu’il peut y avoir de l’analyste ? Cela ne paraît pas impossible. Il faut sans arrêt faire la navette entre la position d’analysant et celle du psychanalyste. Pourquoi ? Peut-être justement pour pouvoir, à tout moment, laisser flotter son Ego, le laisser en vacance.

Comment le dire autrement pour repérer ce dont il s’agit avec ce flottement de l’Ego ? J’ai été relire dans les Ecrits techniques ( p. 191)ce qu’il dit des deux axes du schéma L, l’axe imaginaire et l’axe symbolique. En voici le schéma :

Là déjà, il donnait des précisions sur ce que devait être le travail de l’analyste, un effort d’effacement de son moi, qui permettait que la parole de l’analysant passe malgré l’obstacle que constitue pour l’accès à cette parole inconsciente, cette relation de moi à moi, à tu et à toi.

Pour mettre en place ce schéma L avec ces deux axes, celui qui part du A au S, au sujet, est l’axe de la parole, celui où se manifeste le désir inconscient, malgré la résistance qui s’oppose à ce passage de la parole, entre le moi et le petit autre, Lacan commente longuement le rêve de l’injection faite à Irma.

C’est dans ce contexte qu’il dit : « L’important, et ce rêve nous le montre, c’est que les symptômes analytiques se produisent dans le courant d’une parole qui cherche à passer. Elle rencontre toujours la double résistance de ce que nous appellerons pour aujourd’hui parce qu’il est tard, l’ego du sujet et son image. Tant que ces deux interpositions offrent une résistance suffisante, elles s’illuminent, dans l’intérieur de ce courant,… elles fulgurent ».

La parole inconsciente, elle, est bâillonnée.

C’est pour pouvoir s’effacer en tant que moi, ne pas rester pris dans une relation imaginaire avec son analysant, soit comme objet rival, soit comme objet d’amour, donc laisser flotter son ego, le laisser en suspension, qu’il doit rester, sans cesse, analysant.

Dans ce contexte, la passe, n’est plus celle de la première fois, celle où on s’est autorisé analyste, mais ce passage incessant, mille fois répété dans le cours de chaque analyse.

Cette approche rejoint ce que disent certains analystes de l’analyse nécessaire du contre-transfert, ou encore de « la toilette contre-transférentielle » mais que Lacan formule d’une façon beaucoup plus radicale « il n’y a qu’une résistance, c’est celle de l’analyste ».

Remarquons le cette fois-ci, il ne s’agit plus simplement de ce qui concerne le passage du psychanalysant au psychanalyste mais ce que fait pour de bon le psychanalyste. Je le formulerais ainsi, cette question de la passe porte maintenant sur la technique analytique ou encore sur le savoir-faire du psychanalyste.

Quant à cette visée première de l’expérience de la passe, celle qui instaurerait un autre mode de sélection des analystes, elle semble abandonnée. Les analystes, qui ne s’autorisent que d’eux-mêmes s’agrègent entre eux, de moi à moi, à tu et à toi.

Comment dès lors ne pas leur attribuer à eux aussi – et avec autant de verve – tous les qualificatifs moqueurs, les titres que Lacan avait donné aux membres des autres sociétés de psychanalyse, ceux qu’il appellait, au gré de son inspiration et de sa fantaisie, les « suffisances » les « bien nécessaires » et les « petits souliers » dans son grand texte : »la situation de la psychanalyse en 1956″.

Ce serait fort amusant d’en faire un texte parodique « Situation de la psychanalyse en 2003 ».

Je laisserai ce soin à d’autres.

Mais pour ceux qui ignorent comment cela se passait, dans la réalité et non pas dans le fantasme de Lacan, à l’Ecole freudienne, je leur recommande vivement la lecture du livre de Gérard Haddad, « Le jour où Lacan m’a adopté ». Ils cesseront d’en rêver eux aussi. C’était loin d’être un âge d’or !

 Texte écrit en 2003. (Un extrait de mon livre  : L. Fainsilber, « Lettres à Nathanaël ; Une invitation à la psychanalyse » paru chez L »Harmattan en 2005

Texte de référence : Neuvième congrès de l’École freudienne de Paris, Palais des congrès de Strasbourg, Lettres de l’École freudienne, 1976, n°19, pp. 555-559.

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