Freud le héros sémite

Freud raconte une scène de son enfance, celle où on découvre le père réel, le père réel (au sens de la réalité) et de sa fonction, dans l’un des chapitres de l’Interprétation des rêves qui a pour titre « Le matériel d’origine infantile, source du rêve  » (4).

Il pose en effet que l’une des sources du rêve est constituée par « des impressions d’époques déjà anciennes de notre vie, impressions que, pendant la veille, notre mémoire ne paraît pas se rappeler ». De ces impressions d’enfance oubliées et qui réapparaissent ainsi dans les rêves Freud nous en donne plusieurs exemples et notamment celui-ci : « J’arrive enfin à l’événement de ma jeunesse qui agit encore aujourd’hui sur tous ces sentiments et sur tous ces rêves. Je devais avoir dix ou douze ans quand mon père commença à m’emmener dans ses promenades et avoir avec moi des conversations sur ses opinions et sur les choses en général. Un jour pour me montrer combien mon temps était meilleur que le sien, il me raconta le fait suivant: «  une fois, quand j’étais jeune, dans le pays où tu es né, je suis sorti dans la rue bien habillé et avec un bonnet de fourrure tout neuf. Un chrétien survint; d’un coup il envoya mon bonnet dans la boue en criant: « Juif, descend du trottoir ! » – »Et qu’est que tu as fait ?  » – »j’ai ramassé mon bonnet » dit mon père avec résignation. Cela ne m’avait pas semblé héroïque de la part de cet homme grand et fort qui me tenait par la main. A cette scène qui me déplaisait j’en opposais une autre, bien plus conforme à mes sentiments, la scène où Hamilcar fait jurer à son fils, devant son autel domestique, qu’il se vengera des romains. » (5)

« L’an prochain à Rome »

Freud présente alors toute une série de rêves qui tournent tous autour de cette scène du chapeau. Ils démontrent les raisons inconscientes de son impossibilité longtemps maintenue d’aller à Rome.Autour de cet événement de l’enfance, l’humiliation du père, Freud construit donc ce que lui-même appelle son roman familial et que Lacan appelle le mythe individuel du névrosé. Hamilcar et son fils Hannibal étaient deux grands généraux carthaginois qui luttaient courageusement contre l’hégémonie romaine. Comme Hannibal a promis de venger Hamilcar, Sigmund vengera Jacob. Il ira détruire la toute puissance de Rome mais comme les temps ont changé, il s’agira de détruire la sainte Eglise catholique romaine. Rien de moins ! Mais du même coup Freud devient le héros de cette grande saga carthaginoise. Il venge son père mais le dépasse aussi.

Le roman familial ou le mythe individuel du sujet névrosé

Toutes les lettres de Freud envoyées à Fliess déploient ce mythe qui étaye son symptôme : Hannibal avait promis de venger son père battu mais, parvenu aux portes de Rome, il s’en détourna. Comme le raconte Tite-live, il restera de son histoire, cette phrase célèbre que devait connaître Freud  « Tu sais vaincre, Hannibal, mais tu ne sais pas profiter de la victoire ». Identifié à Hannibal, Freud ne pouvait pas, comme lui, aller à Rome. Ce qui ne l’empêchait pas, malgré la force de cette inhibition, de le désirer ardemment. Quelques rêves que nous raconte Freud trahissent ce désir :  «  J’ai pu remarquer… à une autre occasion que le désir qui provoque le rêve, lors même qu’il est actuel, est bien renforcé par des impressions profondes venues de notre enfance. Il s’agit d’une série de rêves qui trahissent le désir d’aller à Rome. Longtemps encore je devrais me contenter – et là nous sommes en plein symptôme, avec sa phobie des chemins de fer – de satisfaire ce désir par mes rêves, parce que à l’époque où je peux voyager, il me faut pour des raisons de santé éviter d’aller à Rome ».

Voici le premier : «  Je rêve un jour que de la fenêtre du wagon je vois le Tibre et le pont Saint-Ange; puis le train se remet en marche, et je pense que je ne suis pas descendu dans la ville ».

Le second: « Une autre fois, on me mène sur une colline et on me montre Rome à moitié cachée par la brume et encore si éloignée que je m’étonne de la voir si clairement. On y reconnaît aisément le cliché : « Voir de loin la terre promise ».

Le troisième: « …je suis enfin à Rome, comme le rêve l’indique, Mais je suis déçu ne voyant pas de ville: un petit fleuve aux eaux sombres ; d’un côté des rochers noirs, de l’autre des prairies avec de larges fleurs blanches. Je remarque un M. Zucher (que je connais peu) et décide de lui demander le chemin de Rome ».

Dans les associations de ce rêve, on retrouve, d’une part, ce dicton : « tous les chemins mènent à Rome » mais aussi cette anecdote juive que Freud cite souvent: c’est « l’histoire du pauvre juif qui s’est glissé sans payer dans le rapide de Karlsbad. On l’attrape, on le chasse du train chaque fois qu’on le contrôle » et c’est ainsi qu’à un ami qui lui avait demandé où il allait il avait répondu: «à Karlsbad si, ma constitution me le permet ».

Peut-on en déduire que Freud irait lui aussi à Rome si sa constitution le lui permettait ? C’est ce que confirme la note en bas de page concernant ces trois rêves : « J’ai appris depuis qu’il suffit d’un peu de courage pour réaliser ces vœux considérés longtemps comme irréalisables et suis alors devenu un pèlerin inlassable de Rome ».

Un quatrième rêve enfin, réactualise son impossibilité d’aller dans la ville sainte à propos d’un des congrès à deux que Freud et Fliess organisaient : « Devant moi un coin de rue; je m’étonne d’y voir tant de plaques portant des inscriptions en allemand. Peu de jours avant, j’avais écrit à mon ami que Prague ne serait peut- être pas pour des visiteurs allemands, un séjour bien agréable ». Freud exprimait ainsi son désir de le rencontrer à Rome. Quel rôle transférentiel y aurait-il alors joué ?

La série de ses héros

Mais Freud, dans les associations de cette série de rêves, nous indique aussi d’autres objets d’identifications viriles valeureuses : « Je crois pouvoir faire remonter, écrit-il, à une époque plus ancienne encore de mon enfance ma passion pour le général carthaginois; il ne s’agissait, en somme, ici que du transfert d’un sentiment déjà formé .  Napoléon de même qu’Hannibal était passé par les Alpes. Et c’était à Masséna, ce général d’empire, que le jeune Freud s’était alors identifié. Mais ce qu’il rajoute est important: « II se pourrait d’ailleurs que cet idéal guerrier dût son origine aux relations tantôt amicales tantôt belliqueuses que j’eus jusqu’à trois ans avec un garçon d’un an plus âgé que moi et aux désirs que cette relation à inspiré au plus faible des deux ».

Le jeune Freud avait déjà expérimenté, par rapport à la scène du chapeau, ce qu’il en est de l’impossibilité de se défendre et c’est au nom de la religion catholique et romaine, que son père avait vu son chapeau précipité dans le ruisseau et avait du descendre du trottoir pour laisser la place à son vainqueur. Or dans ce magistral ouvrage de Freud,  « L’avenir d’une illusion » , on découvre ce désir maintenu, impérissable de Freud, celui d’avoir le courage d’affronter, même dans ses recherches théoriques les plus tardives, la sainte Eglise catholique romaine. En a-t-il, pour autant, triomphé ? Malgré tous ses espoirs quant à une guérison possible de cette névrose universelle qu’est la religion, rien n’est moins sûr. La puissance romaine est inscrite dans la pierre :

 

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