L’objet phobique de Freud : le train

 

Comme, dans notre cartel, nous nous sommes posés la question de savoir quelles pouvaient être « les raisons de santé » qui l’empêchaient de réaliser son désir d’aller à Rome, j’ai essayé de retrouver les traces de la phobie des trains que Freud évoque dans ses lettres à Fliess. Il me semble que, de ce qu’il décrit de ces symptômes et la façon dont il les interprète, cette phobie est liée à sa mère, tandis que son impossibilité d’aller à Rome est liée à son père ( son désir de le venger).

La première occurrence est celle de la lettre 68 : «  Martha se réjouit fort du voyage projeté, bien que les journaux annoncent tous les jours des catastrophes de chemin de fer et que ce ne soit pas très encourageant pour un père et une mère de famille. Tu auras raison de te moquer de moi, mais je dois avouer mes nouvelles inquiétudes qui vont et viennent mais durent parfois une demi-journée. La peur de ces catastrophes m’a quitté, il y a une demi-heure, quand je me suis dit que Wilhlem et Ida étaient aussi en route. Ainsi se dissipèrent ces idées idiotes. Mais que tout ceci reste tout à fait entre nous. »

La lettre 70 est la plus décisive. Au cours d’un voyage de Leipzig à Vienne, ayant dormi dans sa chambre, il put voir sa mère toute nue. « Tu as pu voir, dans toute sa splendeur, écrit-il à Fliess, ma peur des voyages ».

 

Lettre 110 : « sais-tu à quoi m’a fait penser ce petit voyage ? A notre première rencontre à Salzbourg, en 90 ou 91 et à l’excursion que nous avons faite à travers le Hirschbühel jusqu’à Berchtesgaden où tu as été témoin, à la gare, de l’un de mes plus beaux accès d’anxiété des voyages. »

Lettre 126. sa phobie des voyages est mise en relation avec le rêve de l’un de ses analysants qui est rapporté dans l’interprétation du rêve, parmi les rêves absurdes, il faudra s’en souvenir quand on le travaillera. « J’ose à peine y croire vraiment, tout se passe comme si Schliemann avait de nouveau mis à jour cette ville de Troie que l’ on croyait imaginaire […] Par un détour surprenant de son analyse, il a réussi à me démontrer à moi-même la réalité de ma doctrine et cela en me fournissant l’explication ( qui m’avait jusqu’à ce jour échappé) de ma propre phobie des trains… Ainsi cette phobie était une phobie de pauvreté ou plutôt de faim. Elle émanait de ma gloutonnerie infantile et avait été évoquée par le manque de dot de ma femme(dont je suis fier). Je t’en dirais davantage, lors de notre prochain congrès. »

La question qui se pose à la lecture de ce passage, c’est de savoir comment Freud a fait le joint entre sa phobie du train et sa gloutonnerie infantile, par le biais de la misère et de la pauvreté, je me risquerai bien à écrire que c’est la fameuse anecdote juive que Freud cite souvent, celle de cette homme qui souhaitait se rendre à Karlsbad si sa constitution le lui permettait. Dans cette phobie du train, c’est à ce pauvre homme en bute à toutes les avanies que Freud s’était peut-être identifié.La seule différence entre eux c’était peut-être la destination. Pour le premier c’était Karlsbad, pour le second, c’était Rome !

Dans une des dernières lettres de cette correspondance, donc très peu de temps avant leur rupture, Freud évoque à nouveau cette « misère » dans le compte-rendu même de son voyage à Rome qu’il a enfin pu réaliser. C’est la lettre 146. Il écrit : «  je devrais maintenant te donner mes impressions sur Rome, ce qui est difficile. Il s’agissait, tu le sais, d’un fait extrêmement important, d’un rêve longtemps caressé. ».  Il explique à Fliess qu’il a en somme visité trois Rome, la Rome antique, la Rome actuelle qui lui paraît pleine de promesse, et la Rome qui est celle avec qui il est en conflit, la Rome catholique : «  Il m’a été impossible de tirer de la joie de la deuxième Rome. Sa signification me troublait. J’étais poursuivi par l’idée de ma propre misère et de toutes les autres misères dont je sais l’existence. Je ne puis supporter le mensonge de la rédemption des hommes qui dresse si orgueilleusement sa tête vers le ciel. »

Comme cette phobie des trains ne l’empêchait quand même pas de voyager, il me semble qu’on peut en conclure qu’elle ne faisait pas partie des raisons de santé qui faisait obstacle à son désir d’aller à Rome. On peut aussi envisager celle de ses symptômes hystériques, pour lui, ils sont liés au cœur. (Il les décrit dans la lettre 17) mais pas seulement, il souffre aussi de migraines et de troubles digestifs. Il parle souvent dans ses lettres de son «  Conrad ».

A noter que cette inhibition par rapport à son désir d’aller à Rome ayant été levé et son désir enfin réalisé ne précèdent que de quelques jours l’arrêt de cette correspondance ! Quelle bien étrange coïncidence !

A propos de ce train devenu ainsi objet phobique pour Freud, j’ai pensé au roman de Zola, « La bête humaine ». Au temps de Freud, les locomotives à vapeur étaient des vrais montres de puissance, aussi menaçantes que n’importe quel dragon défendant l’accès d’une profonde caverne. Je crois aussi me souvenir d’une chanson ancienne où il s’agissait d’un train fou entraînant des centaines de voyageurs vers une mort inexorable.

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