Le rêve de la femme pressée

Claire Charlot

Après nous avoir livré tout un morceau d’auto-analyse de ses rêves de voyage à Rome, Freud nous présente maintenant quelques exemples de rêves de patients, à partir desquels l’analyse permet de retrouver, comme source du rêve, des scènes infantiles vécues.

Pour introduire ces exemples, il oscille entre précaution et confiance. Précaution d’abord car, comment être sûr de ces scènes de l’enfance quand le souvenir du patient en est flou ou même perdu ? Quand on est parti d’une simple allusion dans un rêve ? Freud sait bien que ce ne sera pas facile d’être toujours convaincant d’autant plus qu’il ne pourra pas s’étendre sur le matériel qui permet d’établir le lien. Néanmoins il termine son paragraphe en disant, sans plus d’explication : « Toutefois, ce n’est pas pour autant que je vais m’abstenir de les communiquer ».

Le premier exemple qu’il donne illustre assez bien, il me semble, les raisons de cette confiance. Ce rêve et le souvenir infantile retrouvé sont en effet liés de façon évidente par leurs signifiants communs. Cette patiente rêve toujours de situations dans lesquelles elle « se met sous pression ». Elle doit se démener pour arriver à l’heure, ne pas rater le train etc. Le rêve qui nous est raconté est celui-ci : « elle doit aller chez son amie ; sa mère lui a dit qu’elle doit y aller en voiture, pas à pied ; mais elle part en courant et ce faisant n’arrête pas de tomber. ». Le souvenir de la vie infantile qui s’y rattache est celui de bousculades d’enfants, dans l’amusement. Une plaisanterie chère aux enfants lui revient en particulier. Elle consiste à prononcer le plus vite possible une phrase courte, de façon à faire croire à une langue étrangère, ce que l’on appelle en français un trompe-oreilles : « Die Kuh rannte, bis sie fiel », « La vache a couru jusqu’à ce qu’elle tombe ». Son rêve est en quelque sorte comme un rébus animé derrière lequel il faut deviner cette comptine : « elle part en courant et n’arrête pas de tomber ».

Mais le lien entre rêve et souvenir infantile est encore plus déterminé. Si l’on considère maintenant le rêve tout entier, il illustre un autre signifiant au centre de tous les rêves de cette patiente et l’on doit s’arrêter un instant sur des questions de traduction. C’est un mot en effet difficile à traduire car on le trouve employé six fois dans ce paragraphe sous des formes différentes que permet l’allemand, et que Freud souligne en les mettant parfois entre guillemets et aussi en italique, car même en allemand ce sont pour certaines des formes peu courantes :  » Gehetzten », ein « Hetzen », sich hetzen ou encore Hetzerei et Kinderhetzereien. Le terme générique de tous ces mots est « die Hetze » pour lequel le dictionnaire donne « précipitation », « hâte excessive ». « Hetzerei » est une bousculade. Freud nous indique aussi dans une parenthèse une variante spécialement viennoise, « die Hetz », qui signifie « plaisir, amusement ». Le verbe « hetzen » signifie quant à lui « se démener », « courir » au sens de « se presser » et c’est là que la traduction se complique car il n’existe pas de substantif évident de ces verbes en français. Le choix de Lefebvre pour la version que nous lisons a été « mise sous pression », ce qui lui permet de décliner ensuite le mot pour se rapprocher de ce que fait Freud : il emploie « presse » et le aujourd’hui désuet « scène de presse » (qui signifie scène de foule dense, sens quand même peu adapté pour parler de jeux d’enfants). On trouve les six mots cités systématiquement traduits par « course » chez Meyerson et par « bousculade » dans les œuvres complètes.

Si nous revenons maintenant à notre rêve, on y trouve effectivement une « mise sous pression ». D’abord du fait que la mère de la rêveuse lui a dit de faire quelque chose et qu’elle ne l’a pas écoutée. Ensuite car elle court et tombe, ce qui indique que sa course est précipitée. Enfin du fait que se cache derrière le rêve cette comptine d’enfant à dire très vite, ce qui est encore « une mise sous pression ».

Freud conclut en disant « Toutes ces innocentes bousculades (Herzereien) entre petites amies sont remémorées parce qu’elles en remplacent d’autres moins innocentes ». Nous ne saurons pas lesquelles. Quoi qu’il en soit, cet exemple met bien en relief l’efficacité du signifiant pour nous guider à travers les différentes strates du rêve, du contenu manifeste au contenu latent et jusqu’au souvenir d’enfance qui ne manque pas de se trouver en arrière fond de chacun d’entre eux.

Laisser un commentaire

Navigate