L’homme au miroir (encore l’Homme aux loups)

Je n’avais jamais trop prêté attention au caractère de ce nouveau symptôme de l’Homme aux loups et surtout à la surprenante description qu’en fait Ruth Mack Brunswick : Il faisait peur à la bonne quand il arrivait ! Autrement dit elle le prenait pour un fou. D’emblée cela pose la question : est-ce une obsession ou un délire psychotique ? Est-ce que le grand délire de l’Homme aux rats courant voir son ami pour lui demander s’il était un grand criminel n’était pas aussi inquiétant que celui de l’Homme aux loups se préoccupant de  l’état de son nez et se plaignant du fait qu’il ne pouvait plus vivre ainsi, aussi  défiguré, aussi mutilé, aussi castré ?

Il se regardait sans cesse dans un miroir et se poudrait le nez, un miroir dont se servent les femmes pour rectifier leur maquillage.

Ruth définit  ce symptôme comme une « idée fixe » hypocondriaque, autrement dit une obsession : elle a pour caractéristique de porter sur le corps propre. Ce serait donc une obsession mais qui comporte en son sein, le noyau hystérique de sa névrose, sa plainte je ne peux plus vivre ainsi. Je me suis demandée, étant donné la contiguïté des deux éléments cliniques dans ces deux pages du texte que Ruth intitule « Description de la maladie actuelle », si cette plainte n’était pas liée avant tout au fait qu’il n’avait plus de quoi vivre, il avait en effet perdu toute sa fortune.

Ceci étant, ces deux pages sont décisives dans l’observation de l’Homme aux loups. Il faut les suivre ligne à ligne car elles font le lien entre sa névrose infantile et sa névrose adulte actuelle : «  il aurait été – se plaignait-il – victime d’un dommage causé à son nez par l’électrolyse, cette méthode ayant été employée pour traiter l’obstruction des glandes sébacées de son nez. »

On pourrait se poser la question de savoir s’il ne s’agit pas d’un petit symptôme persécutif cependant il y a un élément qui s’y inscrit en faux, c’est le fait qu’il est lucide quant à l’importance exagérée qu’il accorde à cette lésion : « Le patient lui-même tout en affirmant que le dommage n’était que trop apparent, réalisait cependant que sa réaction à ce sujet était anormale. C’est pourquoi, après avoir épuisé tous les secours dermatologiques, il avait été voir Freud ». C’était donc de Freud qu’il attendait encore ou une fois de plus la guérison. Il attendait à nouveau d’être sauvé par lui. Ruth met en relation cette nouvelle attente avec le souvenir d’enfance de sa mère se plaignant auprès de son médecin qu’elle ne pouvait plus vivre ainsi mais surtout avec les circonstances extérieures qui à chaque fois lui avait fait perdre sa conviction qu’il était un enfant chéri de la fortune puisqu’il était né coiffé : « Il exprimait à nouveau la plainte qui était revenue au cours de toutes ses maladies antérieures : enfant quand il souillait ses culottes et se croyait atteint de dysenterie ; jeune homme quand il eut contracté la gonorrhée ; enfin un si grand nombre des situations ultérieures de l’analyse chez Freud. » A cette liste on peut rajouter une autre circonstance que l’on découvre dans ses souvenirs : quand il avait commencé à perdre toute sa fortune, après la révolution russe, il se mit à jouer au casino en pensant que sa bonne étoile lui permettrait de compenser ses pertes.

Ruth décrit d’une façon très vivante son mode de comportement qui effrayait la servante. Il se regardait sans cesse dans les vitrines de magasins et dans tous les miroirs qu’il trouvait sur son chemin. Il avait de plus, comme une femme, un petit miroir à main qui lui permettait de contempler son nez et surtout de le poudrer. Ce qui frappe dans ce symptôme plus que récalcitrant puisqu’il a résisté à toutes les tentatives d’analyse, c’est la sorte de déplacement qu’il a fait subir à l’objet de sa plainte.

A l’origine, pour sa mère, il s’agissait d’hémorragies utérines, pour Sergeï, au fil des années, elle avait pour objet d’abord l’intestin,  ensuite le pénis et enfin le nez. Mais la grande question, la vraie est quand même celle de savoir ce qui avait déclenché cette nouvelle poussée de névrose : nous en avons pour l’instant qu’un petit indice : elle est liée à Freud : « L’origine de sa maladie nouvelle se trouvait dans un résidu non résolu de transfert, qui au bout de quatorze ans, sous l’influence de circonstances particulières, servit de base à une nouvelle forme de l’ancienne maladie. »

Je pose cette hypothèse : ces circonstances particulières sont de fait ce que je nommerai à la suite de Lucie Tower, « la névrose de contre-transfert de l’analyste », donc celle de Freud. Il faut rechercher ce qui s’est passé, soit dans la vie de l’Homme aux loups, soit dans la vie de Freud autour de ces années 1926.  Pour quelles raisons, d’autre part, Freud a-t-il confié l’analyse de l’Homme aux loups à Ruth Mack Brunswick ? Ne s’est-il pas senti, à ce moment-là rejeté ? Nous allons sans doute en savoir plus dans les pages qui suivent. Il faut aussi vérifier à quel moment le cancer de Freud a été découvert et également à partir de quel moment Freud et les analystes ont commencé à donner de l’argent à l’Homme aux loups pour pouvoir vivre, répondant ainsi à sa demande maintes fois réitérée « je ne peux plus vivre ainsi ».

 

 

 

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