Quand Lacan parlait des femmes psychanalystes

En tant qu’une des anciennes analysantes de Lacan je me suis toujours intéressée à ce qu’il disait des femmes et notamment des femmes analystes. Certes, en première lecture, ces apartés sur elles peuvent paraître élogieux, voire très élogieux mais ils méritent une seconde lecture qui leur donne un autre éclairage, en tout cas plus nuancé.

.Au tout début de son enseignement, au cours d’une journée consacrée à l’enfance aliénée qui avait été organisée par Maud Manonni il avait affirmé ceci : « Que veut la femme ? est, on le sait, l’ignorance où reste Freud jusqu’au terme, dans la chose qu’il a mise au monde. Ce que femme veut, aussi bien d’être encore au centre aveugle du discours analytique, emporte dans sa conséquence que la femme soit psychanalyste-née (comme on s’en aperçoit à ce que régentent l’analyse les moins analysées des femmes). « 

Que peut-on en déduire, si ce n’est que ce n’est pas pour ses toutes spéciales qualités qu’une femme est née psychanalyste » mais par le simple fait d’être une femme. Elle est de structure au cœur de l’expérience analytique. Cette assertion de Lacan, même vraie, me paraît risquée, risquée car elle pourrait laisser penser que pour s’autoriser analyste, elle n’a même pas besoin de faire un longue analyse.

Dans une autre intervention beaucoup plus tardive, dans les années 1970, au cours des journées sur les mathèmes de la psychanalyse, Lacan reprend cette question mais par un autre biais  : « Freud est quelqu’un de tellement nouveau – nouveau dans l’histoire si tant est qu’il y ait une histoire, mises à part ces sortes d’émergences – Freud est quelqu’un de tellement nouveau qu’il faut encore s’apercevoir de l’abrupt de ce qu’il a cogité. C’est cet abrupt que je me suis employé à frotter, à astiquer, à faire briller. Opération dont je suis étonné que personne à part moi ne s’y soit employé, si ce n’est pour le répéter de façon insipide – « insipide » veut dire sans goût. Les pichenettes dont Freud a animé un certain nombre de personnes sont évidemment frappantes quant à ce qui concerne les femmes. Les femmes analystes sont les seules qui semblent avoir été un tant soit peu chatouillées par les dites pichenettes.[…] Il est singulier que Freud, à partir d’une incompréhension vraiment totale de ce qu’était non pas la femme, puisque je dis qu’elle n’existe pas, mais les femmes, ait réussi à les émouvoir, au point de leur arracher – c’est bien le comble de la psychanalyse – quelques bouts de ce quelque chose dont elles n’ont pas la moindre idée, je parle d’une idée saisie, à savoir de la façon
dont elles se sentent. C’est là un effet notable qu’il soit arrivé que des femmes disent quelque chose qui ressemble à une vérité sur ça. Nous avons grâce à Freud quelques confidences de femmes. Il arrive même que des femmes se risquent dans la psychanalyse, j’ai dit ce que j’en pensais, à savoir ce que cette espèce de provocation freudienne a tiré d’elles leur donne un titre tout à fait exceptionnel à tirer d’autres, d’un certain nombre de bébés appelés hommes, quelque chose qui ressemble à une vérité ».

Si ce sont des bébés hommes que les femmes analystes peuvent en tirer quelque chose, on  peut en déduire que ce ne serait pas en tant que femmes mais en tant que mères qu’elles interviendraient pour leur extorquer ce bout de vérité.

Mais nous ne sommes pas encore au bout de nos surprises pour autant quant à cette place que Lacan attribue aux femmes dans le champ de la psychanalyse. Dans les années 1975, il évoque à nouveau ce pouvoir des femmes, au cours d’une séance du séminaire de RSI, à partir d’un livre qui l’avait passionné un bouquin de Litton Strachey qu’il avait consacré à la Reine Victoria. A propos de cette biographie, il évoquait le grand mythe bien connu du « vagin denté », vagin denté qu’il avait attribué à la dite reine, ainsi que dans la foulée, à la reine Elisabeth, sans doute la première, et enfin à Sémiramis et c’est ainsi, dans le droit fil de tous ces personnages féminins, de ces femmes puissantes qu’il commence à parler des dons des femmes analystes !

« Leur catégorie à l’endroit de l’inconscient est très évidemment d’une plus grande force, elles en sont moins empêtrées. Elles traitent ça avec une sauvagerie, enfin une liberté d’allure qui est tout à fait saisissante par exemple dans le cas d’une Mélanie Klein. C’est quelque chose que je laisse à la méditation de chacun : les analystes femmes sont certainement plus à l’aise à l’endroit de l’inconscient.

Mais c’est pour rajouter aussitôt qu’elles y perdent quelque chose de leur chance qui, rien que d’être une entre les femmes est en quelque sorte sans mesure. Si j’avais – ce qui évidemment ne peut pas me venir à l’idée – si je devais localiser quelque part l’idée de « liberté », ça serait évidemment dans une femme que je l’incarnerais. »

A la suite de cette remarque, pouvons-nous nous risquer à formuler que les femmes analystes et les plus douées d’entre elles, interviendraient dans l’analyse des hommes, en tant que femmes ou mères phalliques ? Nous trouvons d’ailleurs une trace de cette possibilité dès la première formulation de Lacan avec ce mot de « régenter » qu’il avait choisi d’utiliser à propos de ces femmes psychanalystes-nées. Le verbe régenter fait également écho à ces reines telle Sémiramis, la reine de Babylone, qui elle aussi exerça la régence à la place de son fils trop jeune pour gouverner.

Est-ce que d’inscrire, non sans quelques réserves, les femmes analystes dans cette lignée des femmes de pouvoir, n’est pas en quelque sorte suggérer qu’elles pourraient rester, mordicus, pourrait-on dire, dans la revendication phallique, alors que c’est ce que le travail de l’analyse avait la charge d’amoindrir si ce n’est de faire disparaître. Je sais bien que ce n’est en effet pas impossible mais pas forcément à généraliser. Je me suis quand même demandé s’il ne s’adressait pas ainsi à quelques femmes analystes à qui il envoyait ainsi un message subliminal. D’ailleurs, à la fin de cet éloge, Lacan avoue que sur ce sujet il y a, de toute façon, tout comme Freud, perdu son latin.

Pour moi, en tout cas, celle qui représenterait l’idéal d’une femme psychanalyste serait plutôt l’espiègle Zoé, qui dans le roman de la Gradiva, avait entrepris de guérir de son délire, son ami d’enfance, Norbert Hanold. C’est en effet, à mes yeux, une psychanalyste de rêve qui sait jouer, par intuition, de l’ambiguité du discours, celle qui rend possible l’interprétation ?

Quoique il en soit, à propos de cette énigme du désir féminin, qui se pose aux hommes, mais aussi bien aux femmes, au cœur de l’expérience analytique, en recherchant dans les œuvres d’Henri Heine, ce poème « sur le bord de la mer du Nord », cité par Freud, dans son texte sur la féminité, j’ai eu le bonheur, le petit bonheur la chance de lire un autre poème d’Henri Heine qui, pour ma part, m’a donné un brusque éclairage de ce qu’en tant que femme elle peut souhaiter pour elle-même. Ce poème en est je trouve une belle métaphore :

« Les castrats se plaignaient quand j’élevais la voix ; ils se plaignaient, parce que, disaient-ils, je chantais trop grossièrement. Et avec grâce, tous ensemble, ils firent entendre leurs toutes petites voix : leurs petites roulades s’égrenèrent aussi fines, aussi pures que le cristal. Ils chantaient le désir d’amour, l’amour, les effusions d’amour. Les dames fondirent en larmes, tant elles trouvaient du plaisir à leur art. ».

Henri Heine, Chants et poèmes, Le retour (81).  Le dessin de Degas représente Sémiramis.

 

 

Laisser un commentaire

Navigate