Rilke et ses « lions intérieurs »

lionsDans quelques-unes de ses  lettres à Merline, Rilke a une sorte de pré-science analytique des mécanismes de la sublimation, en quoi elle exige un retour à l’objet perdu, célébré en tant que tel, au détriment des objets d’amour au cœur desquels l’objet perdu pourrait être recherché. Il tente d’expliquer à son amante pourquoi, dans une certaine mesure, il renonce à elle : C’est en effet en cela qu’il parle de sacrifice. Il sacrifie  ses objets d’amour, pour retourner, par son art,  aux sources de son être et, au cœur de celui-ci, à son objet perdu, à ce Das Ding dont Lacan a dégagé le concept à partir du texte freudien. Outre la subtile description de ce mécanisme de la sublimation, c’est intéressant de voir surgir sous sa plume, en ses confins de l’être, des animaux phobiques, des montres réveillés par lui, ses « lions intérieurs ».

« Oh chère, combien de fois dans ma vie- et jamais autant que maintenant – me suis-je dit que l’Art, tel que je le conçois, est un mouvement contre nature. Dieu n’a jamais prévu sans doute, qu’aucun de nous ferait ce terrible retour sur lui-même, qui ne serait permis qu’au Saint, parce qu’il prétend attaquer son Dieu en l’  attaquant de ce côté imprévu et mal défendu. Mais nous autres, de qui nous approchons-nous, en tournant le dos aux événements, à notre avenir – même pour se jeter dans le gouffre de notre être qui nous engloutirait, sans cette espèce de confiance que nous y apportons et qui semble plus forte que la gravitation de notre nature ? Si ce n’est l’idée du sacrifice que le moment du plus grand danger coïncide avec celui où on est sauvé, il n’y a certainement rien qui ressemble plus au sacrifice que cette terrible volonté de l’Art. Tout ce que les autres oublient, pour se rendre la vie possible, nous allons toujours le découvrir et l’agrandir même ; c’est nous les véritables réveilleurs de nos monstres auxquels nous ne sommes pas assez opposés pour devenir leurs vainqueurs ; car dans un certain sens nous nous trouvons d’accord avec eux ; ce sont eux ces montres, qui retiennent ce surplus de force indispensable à ceux qui se doivent surpasser. A moins qu’on donne à l’acte de la victoire un sens mystérieux et beaucoup plus profond, ce n’est pas à nous de nous croire les dompteurs de nos lions intérieurs » (Rainer-Maria Rilke, Lettres à Merline, Lettre XI, du 18 novembre 1920)

 On peut comprendre qu’il ne tente pas de détruire ces lions intérieurs, de les « dompter », ses monstres. Ils lui sont en effet fort utiles. Ils le protègent justement,  sur la lisière de ce champ de Das Ding, en lui interdisant radicalement cette jouissance interdite du corps de la mère. Ils en sont les terrifiants gardiens. Par son art, ce sont peut-être eux qu’il instaure dans leur statut.

Mais l’accès à ce lieu au centre de lui-même exige de lui des efforts. Il écrit à Merline:  « Je m’acheminerai, lentement, je n’avancerai chaque jour eue d’un demi-pas et je reculerai souvent. Et toujours il semblera que je m’éloigne de vous,  car là où je vais aucun nom n’est valable, aucun souvenir en doit y persister, on doit y arriver comme on arrive parmi les morts, en remettant toutes les forces entre les mains de l’Ange qui vous conduit. Je m’éloigne de vous – mais puisque je ferai tout le tour, je m’approcherai de nouveau à chaque pas ». Il promet donc de revenir vers elle, une fois ce tour accompli.

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