Ces troubadours de l’inconscient

Ces troubadours de l’inconscient que sont les poètes que les psychanalystes

amour Lacan a très souvent évoqué ces liens si ambigus de la littérature et de la psychanalyse et s’est référé plus d’une fois, au cours de ses séminaires,  aux grands auteurs. Je pense à André Gide, à Jean  Genet, ou à Paul Claudel,  à James Joyce, bien sûr, aux poètes de l’amour courtois, notamment à Marguerite de Navarre, mais aussi à William Shakespeare , à Goethe, à Racine, avec son fameux vers « Oui, je viens de ce pas, adorer l’Éternel », au moyen duquel il a évoqué le point de capiton soit la façon dont le signifiant réussit de temps en temps à embrocher le signifié .

Parmi tous ces écrivains, il s’est un jour intéressé au roman de Marguerite Duras, « Le ravissement de Lol.V. Stein » pour y constater que cet écrivain s’avère savoir, sans lui, ce qu’il enseigne et surtout mettre en garde les analystes contre le fait de se risquer à aborder une œuvre par le biais de la psychobiographie.

Il nous décrit donc ce qu’il conçoit comme une approche possible de l’œuvre en posant comme principe premier le fait que c’est toujours l’artiste qui précède le psychanalyste. Il lui donne donc toujours la préséance.

Et pour la justifier il en donne cette formule qui mérite d’être dépliée comme une fleur japonaise qui déploie ses pétales dans l’eau : « La pratique de la lettre converge avec l’usage de l’inconscient ».

Un texte de Freud permet de déplier cette fleur. Il a pour titre « Le créateur littéraire et la fantaisie ».

« Sur le cordeau du désir qui les traverse » : passé, présent, futur

 Freud y décrit la place qu’occupe la création littéraire par rapport aux créations symptomatiques de la névrose, et compare donc ce qu’il appelle  « l’ars poética » et  l’ars névrotica, si on peut se risquer à une telle dénomination, car s’il y a un art dans la névrose, il mérite d’abord d’être découvert, interprété.

Il part de leurs sources communes,  les jeux des enfants que les adolescents et les adultes abandonnent pour construire des « châteaux en Espagne ». C’est ainsi qu’il appelle ces rêveries ou ces fantaisies. Les adultes se consolent  avec elles des insatisfactions de leur vie réelle. Ce sont toujours des rêves érotiques ou des rêves de gloire mais même ces derniers sont le plus souvent dédiés  à une dame qui est sensé admirer les exploits de celui qui les réalise au prix de tellement d’épreuves. Mais alors que de leurs jeux, les enfants n’éprouvent aucune honte et jouent devant les adultes sans en faire mystère, il en va tout autrement de ces derniers. S’ils ont honte de ces fantaisies c’est parce que ce sont des traces infantiles et surtout interdites, parce que liées à l’Œdipe. C’est par les névrosés, nous indique Freud, que l’on a appris beaucoup de choses sur ces fantaisies qui sont la source de leurs symptômes.

Selon Freud, chaque fantaisie particulière est « l’accomplissement d’un désir, un correctif de la réalité non satisfaisante ». Il la définit par aux trois temps du passé, du présent et du futur : « on peut dire qu’une fantaisie flotte en quelque sorte en trois temps : le travail psychique se rattache à une représentation actuelle, une occasion dans le présent qui a été en mesure de réveiller un des grands désirs de l’individu ; à partir de là, il se reporte sur le souvenir d’une expérience antérieure, la plupart du temps infantile, au cours de laquelle ce désir était accompli ; et il crée maintenant une situation rapportée à l’avenir qui se présente comme l’accomplissement de ce désir, précisément le rêve diurne, ou la fantaisie… présent, passé, avenir donc comme enfilés sur le cordeau du désir qui les traverse.

L’art de nous  faire partager ces rêveries, tel est l’art du poète

Que font les poètes et les romanciers de ces rêveries ? C’est ce sur cette question que Freud se penche. Se contentent-ils de nous les faire partager au nom du fait que « sa majesté le moi » est le héros de tous les rêves diurnes et des romans ?

Pas seulement. Freud va en effet mesurer à l’aune de ces trois temps, passé, présent, futur, ce qu’il en est du désir du sujet qui se manifeste dans la création littéraire tout comme dans le symptôme.

Cette approche est intéressante car elle va soulever une question très souvent débattue par les critiques littéraires mais aussi bien par les psychanalystes, celle des liens de l’œuvre à la biographie de l’écrivain.

Ce que Freud avance en tenant compte de ces trois temps c’est le fait qu’on peut retrouver dans l’œuvre les traces du désir infantile sur le modèle de laquelle à été forgé la fantaisie décrite dans telle œuvre ainsi que les causes actuelles qui l’ont provoquée. Mais il souligne cependant le fait que « l’insistance, qui peut nous paraître déconcertante, que nous mettons sur le souvenir d’enfance dans la vie du créateur littéraire dérive, en dernier ressort, du présupposé que la création littéraire, comme le rêve diurne est la continuation et le substitut du jeu enfantin d’autrefois ».

A partir de là, Freud se pose la question de savoir ce qu’est alors, à partir de ces sources communes, cet art poétique et les effets qu’il produit sur nous. Comment le poète réussit-il à nous faire partager ses rêveries diurnes sans pour autant provoquer en nous de la gêne, de la honte ou du désintérêt ? Freud nous l’affirme c’est la « son secret le plus intime ». Mais il tente d’en décrypter les mécanismes en soulignant que « c’est dans la technique de dépassement de cette répulsion qui a sans doute quelque chose à voir avec les barrières qui s’élèvent entre chaque moi individuel et les autres que gît le véritable ars poetica ». Le poète, écrit Freud,  « nous enjôle par un gain  de plaisir purement formel». Devons-nous entendre que nous sommes ainsi enjôlés par le pur plaisir des mots, par un plaisir esthétique lié au style et que là nous sommes portés d’emblée au niveau du signifiant ?

Certes oui, mais cela n’est qu’une étape qui lui permet de franchir aisément cet obstacle que pourrait constituer des affects de honte ou de gêne et qui mène le lecteur « vers la libération d’un plaisir plus grand, émanant de sources psychiques plus profondes ».

Ainsi le poète nous donne accès  aux sources mêmes de notre savoir inconscient, à la reconnaissance de notre désir le plus intime, le plus singulier, sous le couvert d’un pur plaisir esthétique.

Nous pouvons déduire de cette approche freudienne de l’art poétique que l’essence de la critique littéraire,  quand c’est un analyste qui s’y risque, serait en fait l’analyse de sa propre névrose plutôt que celle du poète lui-même. Ce dont en effet il peut témoigner, cet analyste, sans risque de se tromper, c’est ce que  cette lecture lui a fait découvrir de lui-même et qu’il ne savait pas, pas encore. Dans le champ analytique, ces effets poétiques sur le sujet ont un nom qui nous est familier, c’est ce qu’on appelle le transfert.

Cette métapsychologie de l’effet que provoque sur le lecteur l’  art du poète, telle que Freud nous la décrit,  nous démontre ainsi en quoi « la pratique de la lettre [celle de l’écrivain] converge avec l’usage de l’inconscient » [celui qu’exerce le psychanalyste]. Par leurs effets de transfert,  le poète et le psychanalyste provoquent, tous deux,  l’émergence de ce qu’il en est de notre propre savoir inconscient, ce qui était en attente de savoir, faute d’avoir pu être mis en mots.

Extrait de mon livre  » La fonction du père et ses suppléances ; Sous la plume des poètes » paru chez De Boeck université.

1 Comment

  1. deflorence Reply

    Effectivement, Freud dit que ce sont les artistes qui ont découvert l’inconscient, pas lui. Cette capacité à être proche de l’inconscient, et à l’entendre, peut se dire « être dans une position féminine » (expression de Lacan), puisque les femmes participent à la fois du phallique et de l’au-delà du phallique. Du côté de la culture: pour Verdi, la dona é mobile, Socrate dit que tout ce qu’il sait, il le tient de Diotima, et la muse (musike), qui se promène entre les dieux et les artistes, est une femme. Une différence majeure entre artistes masculins et féminins: pour l’artiste masculin, il lui est essentiel d’afficher ses oeuvres.

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