Quand Lacan réinterprète le rêve de Freud, celui de la monographie botanique

Dans la séance du séminaire des Ecrits techniques de Freud, du 30 juin 1954, Lacan interprète allègrement et je pourrais même dire sauvagement le rêve de la monographie botanique que nous avons travaillé ces temps-ci. Par ailleurs tous les termes allemands correspondant au déplacement, à la condensation, défiguration, qui président à l’élaboration du rêve y sont de plus décrits. Mais je les reprends à partir du texte de Freud.

Avec le rêve de l’injection faite à Irma, Freud nous démontre, preuves à l’appui, que « le rêve est la réalisation d’un désir refoulé ». Il introduit ainsi ce premier terme essentiel, celui de la Verdrängung (Refoulement).

Avec le rêve de l’oncle joseph, il avance un autre terme, celui de l’Entstellung, traduit en français par la déformation ou la défiguration du rêve. Cette déformation exigée dans la formation du rêve l’est en raison de la censure.

Enfin avec le rêve de la monographie botanique, il commence à décrire par quels moyens s’effectue justement cette défiguration du rêve dans un petit chapitre qu’il intitule « Le récent et l’indifférent dans le rêve ». Il y pose ce principe : « je ne peux faire autrement que poser d’abord qu’il y a dans chaque rêve un rattachement aux événement vécus au cours de la dernière journée écoulée ». Il mentionne aussi le fait que partir de ces événements est même le moyen le plus efficace et le plus rapide pour interpréter ce rêve.

Puis, toujours à propos de ce rêve de la monographie botanique, il introduit ce terme essentiel à la fabrication du rêve, celui de déplacement, de la Verschiebung. Ce déplacement se produit d’une représentation fortement investie vers ce qu’il définit comme de l’indifférent, un petit détail survenu dans le cours de la journée, un événement sans importance. A propos de son rêve, c’est cette vision de la monographie des cyclamens entrevue à la vitrine d’un libraire qui vient se substituer à la représentation beaucoup plus investie d’affect, celle de sa rencontre avec son ami, le docteur Königstein.

Lacan ne met pas en avant cette Verschiebung, ce déplacement, ce que fait Freud, puisque, lui, utilise tout d’abord ce rêve pour commencer à décrire, nous sommes au tout début de ses séminaires, les liens du signifiant au signifié, sous la forme de la condensation, de la Verdichtung. A noter qu’il ne parle pas encore de métaphore comme équivalente à cette condensation, mais qu’elle peut  être déjà déduite de ce qu’il en dit : le rêve de la monographie botanique «  c’est une merveilleuse démonstration de ce que je suis entrain de vous raconter, comment la « botanique » représente non seulement les fleurs avec tout ce qu’elles signifient pour Freud, à savoir que comme bien des maris il offre moins souvent qu’il ne faudrait des fleurs à sa femme. Naturellement Freud n’est pas sans savoir ce que ça veut dire. Que dans la journée il a du justement aller fouiller une monographie sur les cyclamens et que les cyclamens sont justement les fleurs préférées de sa femme. Il va toujours droit au sujet Freud et là aussi il ne nous jamais dit le fond de l’affaire, mais nous n’avons aucune peine à le deviner. Il y a d’autres choses, il y a la discussion avec l’oculiste, Königstein, tout ce que cela rappelle pour lui d’ambitions rentrées, d’amertumes – la fameuse histoire de la cocaïne- n’oublions pas cette histoire de la cocaïne, Il n’a jamais pardonné à sa femme, car il nous le dit clairement : si elle ne m’avait pas fait venir d’urgence, j’aurais poussé plus loin la cocaïne et je serais devenu un homme célèbre. Dans la conversation évoquée, il y a la malade Flora et là-dessus apparaît Gartner, le jardinier, qui comme par hasard, passe avec sa femme. Il la trouve « bluming » florissante, et le point essentiel est ceci : si vous regardez bien les choses, premièrement il y a là une suite de pensées – la malade Flora pour laquelle il semblait avoir un tendre penchant, il semble qu’on ne peut pas aller beaucoup plus loin dans un certain sens, même pour Freud, pas décidé à rompre avec sa femme, il vaut mieux laisser dans une certaine ombre le fait qu’on ne lui apporte pas aussi souvent de fleurs qu’elle le désirerait. Laisser aussi dans une certaine ombre tout ce qui est à ce moment-là suspendu à ce dialogue de revendication permanente qui est celui de Freud, à ce moment-là, qui attend sa nomination de professeur extraordinaire ».

Lacan  met donc l’accent sur la condensation mais n’élude pas pour autant cette question du déplacement : « Les deux restes du jour qui apportent leur nourriture à ce rêve, à savoir cette conversation et la vue du livre des cyclamens dans la journée sont là employés pour la formation de ce rêve très précisément en ceci qu’ils sont les supports phonématiques -si je puis dire autour desquels s’est mis en marche une certaine parole formulant crûment « je n’aime plus ma femme », par exemple ou « je suis méconnu par la société ; je suis entravé, comme il dit ailleurs. Derrière tout ça il y a ses fantaisies et ses goûts de luxe. »

Voici donc comment il interprète plus que sauvagement ce rêve, mais son commentaire du rêve présente aussi un autre intérêt. Dans ce séminaire I, Lacan commence à lire Freud avec ce repérage linguistique. A propos de ce qu’il décrit comme des jeux signifiants, il écrit «  Il y a cinquante pages de la science des rêves qui nous mèneraient à cette considération, tout ce qui apparaîtra aussi, bien de cette formidable découverte de la condensation, « dans un rêve donné, l’ensemble des pensées du rêve (c’est à dire manifestement les choses signifiées) […]est pris comme un réseau dans son ensemble et est représenté non pas terme à terme mais par une série d’entrecroisements. Il suffirait que je prenne un des rêves de Freud et que je fasse un dessin au tableau… » Ce dessin au tableau nous pouvons le faire avec le rêve de la monographie botanique et y tracer tous ces entrecroisements signifiants autour des fleurs et de la botanique.

J’ai repéré,  dans ce qu’il dit de cet entrecroisement entre les signifiants et les choses signifiées, une phrase qui préfigure en quelque sorte ce qu’il énoncera beaucoup plus tard dans le séminaire Encore, sur ce qu’est une interprétation «  A ce que vous entendez de signifiant, vous donnez une autre lecture que ce qu’il signifie ». En effet, dans ce premier séminaire des Ecrits techniques de Freud, il dit «  l’ensemble des sens est représenté par l’ensemble de ce qui est signifiant, c’est à dire que dans chaque élément signifiant du rêve, dans chaque image, il y a référence à toute une série des points, des choses à signifier, et inversement chaque chose à signifier est représentée dans plusieurs signifiants… » et voici la phrase que j’ai isolée et qui décrit ce qu’est une interprétation «  Nous retrouvons également la structure, le rapport de ce qui est signifié et de ce qui est à signifier »

Nous retrouvons donc, l’énoncé de ce qui est signifié, et l’énonciation de ce qui est à signifier avec entre les deux, ce qu’il en est de l’interprétation.

 

 

Comments are closed.

Navigate