De Freud à Lacan, la question de la sublimation

A propos du das Ding des religieux et des mystiques (Suite)

Dans cette séance du 13 janvier 1960 sur l’Ethique de la psychanalyse, Lacan commence à aborder la question de la sublimation. Dans les toutes dernières phrases de cette séance il évoque le das Ding des religieux et des mystiques. Or si nous voulons pouvoir leur donner sens il nous est nécessaire de les replacer dans leur contexte.

La sublimation, nous le savons depuis Freud, est l’un des destins de la pulsion

« Les triebe ont été découverts et explorés par Freud à l’intérieur d’une expérience fondée sur la confiance faite au jeu des signifiants, à leur jeu de substitution, de telle sorte que nous ne pouvons aucunement confondre le domaine des triebe avec un reclassement aussi nouveau qu’on le suppose, des accointances de l’être humain avec son milieu naturel. Le trieb doit être traduit aussi près que possible de l’équivoque… la dérive… Cette dérive, à laquelle se motive toute l’action du principe de plaisir, nous dirige vers ce point mythique qui a été articulé dans les termes de la relation d’objet. »

Ce sont de ces deux termes pulsion et objet dont il va se charger de « resserrer le sens ».

Il repart du texte freudien. Il en cite quelques uns « depuis les trois essais sur la théorie de la sexualité » jusqu’au Moïse et le monothéisme en passant aussi par l’introduction au narcissisme, l’introduction à la psychanalyse et le « Malaise dans la civilisation ». Il y a un texte qu’il ne cite pas dans cette série mais auquel il va pourtant se référer quant il va être question de l’objet, c’est le petit texte « Du plus commun des ravalements de la vie amoureuse » c’est autour d’une citation de Freud qu’il va en effet avancer ce qu’il appelle la promotion de l’objet idéalisé. Il en donnera comme exemple bien sûr la Dame de l’amour courtois. Mais est-ce que n’est pas là, en ce point même que nous pourrions avancer que Dieu est cet objet idéalisé des religieux et des mystiques ?

Il s’agit maintenant de le démontrer et ce n’est pas facile.

Le point de départ qui me parait le plus solide est cet énoncé freudien : le but d’une pulsion est sa satisfaction. L’objet de la pulsion est ce grâce à quoi cette pulsion peut être satisfaite, donc ce au moyen de quoi la pulsion atteint son but.

Lacan pose la question de la sublimation comme étant une des formes de satisfaction de la pulsion en partant de la « plasticité » de ces pulsions que souligne Freud : « Ainsi, nous devons prendre en considération que les pulsions, Triebe, les émois sexuels pulsionnels, sont extraordinairement plastiques. Ils peuvent entrer en jeu les uns à la place des autres… Quand la satisfaction des uns est refusée par la réalité, la satisfaction d’un autre peut lui offrir un complet dédommagement. »

La référence à l’objet : « La sublimation concerne la libido d’objet »

La question de la sublimation nous affirme Lacan ne peut être abordée sans une référence à l’objet. Il part de là en citant et en prenant appui sur le texte de Freud « Introduction au narcissisme » là où Freud établit une différence entre libido du moi et libido d’objet et affirme que la dite sublimation concerne la libido d’objet. C’est là donc qu’est posée la question de l’objet et où il s’avère qu’il y a deux sortes d’objets, l’objet de la tendance, l’objet de la pulsion, et l’objet narcissique, c’est-à-dire l’objet que l’on aime comme un autre soi-même.

« Ce problème de rapport à l’objet, écrit Lacan, doit être lu freudiennement. Vous le voyez en fait émerger dans un rapport narcissique, rapport imaginaire. A ce niveau l’objet s’introduit pour autant qu’il est perpétuellement interchangeable avec l’amour qu’a le sujet avec sa propre image.

C’est dans cette relation de mirage que la notion d’objet est introduite. Mais cet objet n’est pas la même chose que celui qui est visé à l’horizon de la tendance. Entre l’objet tel qu’il est structuré par la relation narcissique et das Ding, il y a une différence, et c’est justement dans la pente de cette différence que se situe pour nous le problème de la sublimation. »

La promotion d’un objet idéalisé ou le culte de l’objet

C’est donc par rapport à la différence de ces deux sortes d’objet que Lacan aborde la question de la sublimation. Un premier objet reste au cœur de cette ronde des Vorstellungen, de cette ronde des signifiants, qui constitue le système inconscient . Cet objet est extérieur à ce système psychique car il n’a jamais été symbolisé. Lacan a inventé pour son usage le terme d’extimité. Il est à la fois intime au sujet et pourtant extérieur. Opposé à ce das Ding qui échappe à toute symbolisation, ce noyau de réel qui est resté en travers de la gorge du signifiant, les autres objets, du registre imaginaire, narcissiques, en tant qu’objets à retrouver, sont pris dans la trame de ces chaînes signifiantes, et courent sous elles. En somme das Ding c’est l’objet radicalement perdu, les objets de substitutions, sont les objets à retrouver, toujours ratés, donc indéfiniment recherchés. C’est par rapport à ces deux sortes d’objets qu’on peut rendre compte d’un certain type d’objets qui viennent, en apparence seulement réoccuper, Lacan utilise le mot de coloniser ce champ de das Ding. Il va démontrer quel est ce type d’objet en nous donnant comme exemple La Dame de l’amour courtois. Ce qui la caractérise c’est son inaccessibilité en tant qu’objet d’amour.

On peut grossièrement schématiser ainsi la topologie de ces deux sortes d’objets :

 Da-ding-2

En somme il y aurait trois types d’objets, l’objet perdu, les objets à retrouver et enfin un certain type d’objet qui pourrait arriver à nous faire croire que l’objet est sinon retrouvé, au mois localisé, épinglé comme impossible à retrouver, et donc marqué en tant qu’objet perdu, objet de deuil ou tout au moins objet inaccessible. Il a un statut particulier par rapport au glissement infini de l’objet cherché, il a le statut d’un objet idéalisé. C’est selon la formule de Lacan « un objet élevé au rang de la dignité de la Chose ». Ce qui lui donne ce privilège c’est le fait qu’il entre en fonction comme signifiant.

Une formation imaginaire qui peut leurrer le sujet au point même de das Ding

Lacan reprend donc cette question de l’objet dans ce destin de la pulsion qu’est la sublimation : « Au niveau de la sublimation, l’objet est inséparable d’élaborations imaginaires et très spécialement culturelles. Ce n’est pas que la collectivité les reconnaisse simplement comme des objets utiles – elle y trouve le champ de détente (donc de satisfaction) par où en somme elle peut se leurrer sur das Ding, coloniser par ses formations imaginaires le champ de das Ding…. La société trouve quelque bonheur dans les mirages que lui fournissent artistes, artisans, faiseurs de robes et de chapeaux, les créateurs de formes imaginaires. Mais ce n’est pas simplement dans la sanction qu’elle y apporte en s’en contentant que nous devons chercher le ressort de la sublimation. C’est dans une fonction imaginaire, très spécialement celle du fantasme ( S barré poinçon de petit a) qui est la forme sur laquelle s’appuie le désir.

Dans les formes spécifiées historiquement, socialement, les éléments a, éléments imaginaires du fantasme viennent à recouvrir à leurrer le sujet au point même de das Ding. »

Je peux représenter ce rapport de das Ding au cœur de la ronde des signifiants par un schéma mais à condition de tenir compte du fait qu’il faut transformer ce cercle en bande de Moebius, pour rendre compte du fait que das Ding est à la fois au cœur du sujet mais à l’extérieur et surtout pour pouvoir y inscrire comment des éléments imaginaires peuvent réussir à leurrer le sujet au point même de das Ding. Ce point on peut en effet le représenter comme étant au point même de torsion de la bande de Moebius. C’est en effet en ce point fictif puisque glissant tout au long de la bande, que cet objet peut être élevé à cette dignité de la Chose, c’est en ce point même qu’elle semble la rejoindre.

 

Nous retrouvons donc maintenant ce das Ding des religieux et des mystiques

Je reprends les dernières phrases de ce séminaire : « … je vous parlerai du théâtre élisabéthain, qui est le point tournant de l’érotisme européen, et du même coup civilisé. C’est à ce moment en effet que se produit la promotion de l’objet idéalisé dont Freud nous parle dans sa note.

Si nous retrouvons cette note de Freud (de fait ce n’est pas une note car c’est un commentaire qui se trouve dans le corps du texte. Il y évoque une sorte de perte de puissance quant à la possibilité de jouir des objets. Cette remarque se trouve dans le texte « le plus commun des ravalements de la vie amoureuse ».

« Il est facile d’établir que la valeur psychique du besoin amoureux baisse dès que la satisfaction lui est rendue facile. Il faut un obstacle pour faire augmenter la libido, et là où les résistances naturelles à la satisfaction ne suffisent pas, les hommes en ont de tout temps, introduit de conventionnelles pour pouvoir jouir de l’amour. Cela vaut pour les individus comme pour les peuples. A des époques où la satisfaction amoureuse ne rencontrait pas de difficultés, comme ce fut peut-être le cas pendant le déclin de la civilisation antique, l’amour devint sans valeur, vide et il fallut de fortes formations réactionnelles pour restaurer les indispensables valeurs d’affect. Sous ce rapport on peut affirmer que le courant ascétique du christianisme a créé pour l’amour un ensemble de valeurs psychiques que l’antiquité païenne ne pouvait lui conférer. Ce courant atteignit sa signification la plus haute avec les moines ascètes dont la vie était presque uniquement remplie par le combat contre la tentation libidinale. »

Ici comme toujours, nous découvrons combien il est toujours fructueux pour lire Lacan de commencer par lire Freud d’autant plus quand il prend appui fermement sur ses textes.

La dernière phrase de cette séance s’éclaire en effet de la citation de Freud concernant ce combat contre la tentation libidinale, c’est en effet par ce biais que le saint instaure la fonction de cet objet idéalisé qui est Dieu.

« Freud nous a laissé devant le problème d’une béance renouvelée concernant le das Ding qui est celui des religieux et des mystiques, au moment où nous ne pouvions plus le mettre en rien sous la garantie du Père ».

Nous avons résolu la première partie de cette phrase, à propos de cette béance renouvelée, celle de cet objet idéalisé que devient Dieu en tant qu’il vient leurrer le sujet sur La Chose, par contre la seconde ne l’est pas : Que peut vouloir dire que nous ne pouvons plus le mettre en rien sous la garantie du Père ?

J’en ai une petite idée mais je vous laisse avec cette énigme. La réponse se trouve peut-être dans L’avenir d’une illusion et dans la définition qu’il a donnée de la religion comme névrose universelle de l’humanité, une névrose dont on peut guérir, selon lui. Mais cela mériterait un trop long développement. Ce sera pour une autre fois.

Pour conclure un repérage utile quant à cette « promotion de l’objet idéalisé » ou mieux « culte » de cet objet au moyen duquel Lacan livre ainsi le secret de la sublimation :

« L’objet est ici élevé à la dignité de la Chose, telle que nous pouvons la définir dans notre topologie freudienne, en tant qu’elle n’est pas glissée dans mais cernée dans le réseau des Ziele. C’est en tant que ce nouvel objet est promu à une certaine époque à la fonction de la Chose que l’on peut s’expliquer ce phénomène qui, sociologiquement, s’est toujours présenté à ceux qui l’ont abordé comme franchement paradoxal » .

L’objet est donc mis à la place de la Chose, Chose qui est non pas glissée dans le réseau des signifiants mais cernée par lui.

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