De l’objet perdu à l’objet a

Du texte de Freud à celui de Lacan

En 1895, au retour d’un de leur « congrès », Freud envoyait à Fliess un document sans titre qui plus tard a été nommé « Esquisse d’une psychologie scientifique » . En prenant appui sur l’arc réflexe, le couple stimulus réponse, il tentait de décrire de façon cohérente, scientifique, la structure de l’appareil psychique et de rendre compte de son mode de fonctionnement.

Entre perception et conscience, « comme on dit entre cuir et chair », Freud décrit un système psy, qui est le lieu où sont stockées, emmagasinées les traces mnésiques de l’objet, celles qui permettront de le rechercher au moment où le petit sujet en proie à la faim, sous la pression du besoin, alertera par ses cris une personne secourable qui seule pourra procurer à l’enfant les moyens de l’apaiser.
C’est ainsi que l’enfant rencontre, sous la forme de cet être secourable, sa première Autre, son Etrangère.

Et nous nous apercevons alors que ce système Psy, qui n’est autre que ce Freud appellera l’Inconscient, est constitué tout d’abord des traces mnésiques d’une expérience, l’expérience de la satisfaction, donc des traces d’une heureuse rencontre avec l’objet et de ses coordonnées de plaisir, mais aussi d’une épreuve dite « épreuve de la souffrance » quand cet objet vous fait défaut ou que dans cette quête de l’objet, se produit une mauvaise rencontre.

Au commencement donc était cette première Autre

L’inconscient est constitué des traces mnésiques de cet objet, objet auquel le sujet est lié par ces deux expériences décisives, celle de la satisfaction par apaisement du besoin et celle de la souffrance. Dans le premier cas cet objet sera recherché, dans le second il sera soigneusement évité avec l’aide de ce que Freud appelle système primaire de défense. « Une représentation limite », une trace mnésique de cette mauvaise expérience avertit le sujet de la présence d’un danger, et l’oriente vers d’autres sources d’investissements moins risqués. Freud restera fidèle à cette première description de l’appareil psychique puisque nous en retrouvons le schéma presque identique dans la lettre dite 52, lettre adressée à Fliess, ainsi que dans le chapitre VII de L’Interprétation des rêves .

Une stricte équivalence :
celle de ces traces de la perception,
et celle du signifiant

Nous savons en effet que Lacan reprendra appui sur ces deux schémas pour poser la stricte équivalence entre ces traces mnésiques de l’objet et ce qu’il appelle le signifiant.
Voici ce qu’il en disait dans le séminaire des Quatre concepts fondamentaux :
« … à nous en tenir à la lettre à Fliess – lettre 52 – les Wahrnehmungszeichen (les traces de la perception) ça fonctionne comment ?
Freud déduit de son expérience la nécessité de séparer perception et conscience … il nous désigne alors un temps où ces Warhnehmungszeichen doivent être constituées dans la simultanéité. Qu’est ce que c’est sinon la synchronie signifiante ? et bien sûr Freud le dit d’autant plus qu’il le dit cinquante ans avant les linguistes. Mais nous pouvons tout de suite leur donner, à ces wahrnehmungszeichen, leur vrai nom de signifiants. Et notre lecture s’assure encore de ce que Freud, quand il revient sur ce lieu dans la Traumdeutung, en désigne encore d’autres couches, où les traces se constituent cette fois par analogie. Nous pouvons retrouver là ces fonctions de contrastes et de similitudes si essentielles dans la constitution de la métaphore, qui s’introduit, elle, d’une diachronie ».
Mais pour pouvoir étayer cette équivalence un long chemin nous reste à faire et une étape nous est d’emblée nécessaire celle de retrouver comment Freud pose l’un des concepts fondamentaux de la psychanalyse, celui de la pulsion.

Le dedans et le dehors
Le bon et le mauvais

Dans un texte de 1915, « Pulsion et destins des pulsions » , Freud décrit donc la situation d’un petit enfant en détresse qui appelle par ses cris un autre secourable, cette « Autre préhistorique » qui assure la satisfaction de ses besoins vitaux. Ils sont au nombre de trois. Freud les nomme : la faim, la respiration et, déjà posé d’emblée, le besoin sexuel.

« Plaçons – nous, écrit-il, dans la situation d’un être vivant qui se trouve dans une détresse presque totale, qui n’est pas encore orienté dans le monde et qui reçoit des excitations dans sa substance nerveuse. Cet être sera très rapidement en mesure d’effectuer une première distinction et de parvenir à une première orientation. D’une part il sentira des excitations auxquelles il se soustraire par une action musculaire (fuite) : ces excitations il les met au compte du monde extérieur; mais d’autre part, il sentira aussi des excitations contre lesquelles une telle action demeure vaine et qui conservent, malgré cette action, le caractère de poussé constante ; Ces excitations sont le signe distinctif d’un monde intérieur, la preuve des besoins pulsionnels. La substance perceptive de l’être vivant aura ainsi acquis, dans l’efficacité de son activité musculaire, un point d’appui pour séparer un dehors et un dedans ».
C’est donc avec ce repérage, dehors dedans, cautionné par l’efficacité ou non de la fuite, que Freud introduit le concept de la pulsion.

C’est cette question du dehors et du dedans que je poursuivrai pour préciser les sources pulsionnelles des deux jugements posés par Freud, celui du jugement d’attribution que nous pourrions aussi appeler jugement d’incorporation, et le jugement d’existence qui est beaucoup moins évident à cerner, en raison de ses sources mystérieuses aux confins de la pulsion de mort.

Dans le fil de son texte, il précise tout d’abord ce qu’il en est des caractères de la pulsion, sa force, son but, ses sources et son objet, De cette définition de la pulsion je voudrais puisqu’il en sera beaucoup question, rappeler ce que Freud appelle l’objet de la pulsion :  » L’objet de la pulsion est ce par quoi la pulsion peut atteindre son but »
Le but de la pulsion est sa satisfaction, c’est à dire la chute de l’excitation à son plus bas niveau. Il précise que cet objet « n’est pas nécessairement un objet étranger mais c’est aussi bien une partie du corps propre ».
Il reprend donc cette question du dedans et du dehors, mais cette fois-ci il ne s’agit plus de déterminer l’intérieur, donc les tendances pulsionnelles, par rapport à l’extérieur mais de déterminer ce qui peut leur apporter satisfaction. Parmi les premiers besoins vitaux, celui de la faim et de la respiration sont exclus, au titre de pulsions de conservation, et il ne s’occupe plus que des besoins sexuels .

Donc au départ, c’était l’extérieur qui servait de critère de différentiation en tant que la fuite était ou non efficace, pour déterminer ce qui était source interne d’excitation, et maintenant, à cette étape de la démonstration, c’est l’extérieur qui est jugé en fonction de la satisfaction qu’il peut ou non apporter aux exigences pulsionnelles.

Il commence par décrire un état ou le moi n’a pas besoin du monde extérieur puisqu’il trouve en lui même l’objet de satisfaction de la pulsion. C’est ce qui définit le narcissisme : « le monde extérieur à ce moment n’est pas investi par l’intérêt (au sens général du terme) il est indifférent pour la satisfaction. A cette époque le moi – sujet coïncide avec ce qui est plaisant et le monde extérieur avec ce qui est indifférent. Eventuellement avec ce qui, comme source d’excitation est déplaisant.
Mais cet état n’est que transitoire :
A l’aide des pulsions d’auto-conservation, par étayage, il rencontre d’autres objets venant du monde extérieur : « il prend en lui dans la mesure où ils sont sources de plaisir, les objets qui se présentent, il les introjecte (selon l’expression de Ferenczi) et, d’un autre côté expulse hors de lui ce qui à l’intérieur de lui-même, provoque du déplaisir.
« Le moi – réalité du début qui a distingué l’intérieur et l’extérieur avec un bon critère objectif ( la possibilité ou non d’apaisement par la fuite) se transforme ainsi en un moi – plaisir purifié. »
Le monde extérieur a recueilli la partie du sujet qui lui déplaisait, qu’il considérait comme hostile et par contre le sujet a pris en lui ce qui lui convenait comme source de plaisir.
Le bon et le moi se retrouvent ensemble, le mauvais et le monde extérieur sont mis dans le même sac. Le sujet est lié à ses objets de plaisir par l’amour, il rejette ses objets de déplaisir au nom de la haine.

C’est autour de cette double polarité
– celle du moi, bons objets incorporés, du plaisir et de l’amour
– celle du monde extérieur, des objets de déplaisir et de la haine
que Freud va poser les deux jugements qui vont donner naissance à l’inconscient et poser l’objet comme perdu et désespérément recherché.
C’est cette question du dehors et du dedans que je poursuivrai pour préciser les sources pulsionnelles des deux jugements posés par Freud, celui du jugement d’attribution que nous pourrions aussi appeler jugement d’incorporation, et le jugement d’existence qui est beaucoup moins évident à cerner, en raison de ses sources mystérieuses aux confins de la pulsion de mort.

La naissance de l’inconscient, et l’érection de l’objet en tant que perdu

« Je t’apporte l’enfant d’une nuit d’Idumée ». C’est ainsi que Jean Hippolite présentait la traduction et le commentaire qu’il fit au séminaire de Jacques Lacan, de ce texte de Freud « la dénégation » .
En prenant appui sur ce texte tardif puisque y est évoquée la question de la pulsion de mort – il est de 1925 – nous pouvons constater avec les deux formes de jugement que Freud y décrit, le jugement d’attribution et le jugement d’existence, comment, l’un, le premier, préside à la naissance de l’inconscient tandis que le second érige l’objet en tant que perdu et donc à retrouver.
Je ne prendrais appui que sur la traduction de ce texte de Freud, en excluant donc les deux commentaires qu’en ont fait Jean Hippolite et Jacques Lacan – Ils seront repris plus loin dans cet ouvrage – et pour préciser ce qu’il en est de la fonction de ces deux formes de jugement.
Freud écrit : « la fonction de jugement a essentiellement deux décisions à prendre.
Elle doit attribuer ou retirer, verbalement, une propriété à une chose – ceci est donc le jugement d’attribution – ou elle doit d’une représentation attester ou contester l’existence dans la réalité – et c’est donc le jugement d’existence – il nous porte au cœur de la question de l’objet. Il ne s’agit pas d’en rêver, il faut, pour que cet objet puisse apporter satisfaction, que le sujet s’assure de sa présence réelle.

« L’affirmation primordiale »

Reprenons pas à pas ce que nous dit Freud de ce jugement d’attribution : « La propriété dont il doit être décidé, aurait pu, à l’origine, avoir été bonne ou mauvaise, utile ou nocive. Exprimé dans le langage des plus anciennes motions pulsionnelles orales – et c’est là ce qui justifie notre détour – ceci je veux le manger ou je veux le cracher, et en poursuivant la transposition, ceci en moi je veux l’introduire et ceci hors de moi l’exclure ».

Nous pouvons reconnaître, ici, avec cette définition du jugement d’attribution, le point d’appui que Lacan a trouvé pour poser et surtout opposer ces deux mécanismes, points d’origine de la naissance de l’inconscient, celui de « L’affirmation primordiale, la Beyahung, en allemand, qui s’oppose à, L’Austossung, l’expulsion hors du moi.

Ce qui n’est pas évident, à ce point de la démonstration de Freud, c’est de poser le fait que ce qui est « incorporé », « introjecté », pris à l’intérieur du moi ce n’est pas l’objet mais sa trace, sa « représentation ». Ce sont ces traces qui sont constitutives, qui donnent naissance au sujet de l’Inconscient. Ce sont en effet les propriétés de l’objet, ses attributs, ses coordonnées de plaisir, qui s’y inscrivent en non pas la « chose » elle-même.

A propos de ces deux termes opposés Beyahung – Austossung du jugement d’affirmation, se pose encore une autre question : ce terme d’Austossung, d’expulsion est-il équivalent à celui de la Verwerfung, celui de rejet, puisque tous deux s’opposent à cette même Beyahung, à cette même affirmation, et peuvent entrer en jeu à ce même temps mythique, en tant qu’ils rendent compte d’une non acceptation par le moi plaisir de cet objet.

Il y a peut-être une différence à maintenir entre ces deux termes. Je poserai que L’Austossung, c’est l’expulsion hors du moi de ce qui pourtant faisait partie intégrante de lui. Ce que le moi expulse, avec cette Austossung, expulsion, c’est une partie de lui-même en tant que mauvais.
La Verwerfung, Forclusion, elle, correspondrait plutôt au rejet d’une représentation qui vient du monde extérieur. Comme elle n’est jamais advenue, le sujet n’en gardera aucune trace, aucune trace mnésique. C’est ce que Lacan plus tard isolera, montera en épingle, avec ce concept de la forclusion du Nom du père en tant que spécifiant, marquant ce qu’il en est de la structure de la psychose.

Le jugement d’existence

Freud nous l’indique ce jugement n’est pas du même niveau que le jugement d’affirmation, puisque ce dernier est mis en jeu par le « moi- plaisir » celui qui ne tient compte que de ce qui est bon ou mauvais pour lui, tandis que le jugement d’existence est porté par le moi – réel définitif autrement dit celui qui est capable de tenir compte de la réalité et non plus seulement de ce qui est bon ou mauvais pour lui, qui n’est donc plus entièrement soumis au principe de plaisir. « Maintenant, écrit Freud, il ne s’agit plus de savoir si quelque chose de perçu (une chose) dans le moi doit être admise ou pas mais si quelque chose de présent en moi comme représentation peut aussi, dans la perception, être retrouvée. C’est comme on le voit, de nouveau une question de dehors et de dedans ».
Dedans : « le non réel », « le seulement représenté », « le subjectif ».
Dehors : « le réel est aussi présent au dehors »
Cette présence au dehors c’est ce sur quoi porte donc le jugement d’existence. Elle est en effet condition de la satisfaction.

Mais la démonstration de Freud est beaucoup plus complexe.
Premier temps :
« On doit se rappeler, nous avertit Freud, que toutes les représentations, « Vorstellungen », proviennent de perceptions, elles en sont des répétitions. A l’origine l’existence de la représentation est donc déjà une garantie de la réalité du représenté ».

Nous pouvons en déduire que le jugement d’existence ne porte donc pas sur le représenté et ce qu’il faut valider c’est la représentation de cet objet, sa représentation subjective, interne.

C’est une tentative de retrouver l’objet premier ou au moins les coordonnées de plaisir qui ont laissées des traces mnésiques de cette rencontre.

Freud justifie cette démarche en affirmant « le penser possède la faculté de présentifier une nouvelle fois quelque chose de perçu une fois, ceci par reproduction dans la représentation, l’objet n’ayant alors plus besoin d’être disponible, au dehors.
Le but premier et immédiat de l’épreuve de réalité n’est donc pas de trouver un objet correspondant au représenté, dans la perception réelle, mais de le retrouver, de se persuader qu’il est encore présent ». Il s’agit donc d’un objet halluciné.

Il faut pourtant que « se soient perdus les objets
qui ont autrefois procuré satisfaction »

Troisième temps donc : Au terme de ce jugement d’existence, pour que s’instaure l’épreuve de réalité, il faut énonce Freud, « que se soient perdus des objets qui avaient autrefois procuré réelle satisfaction ».

Comment s’effectue ce renoncement, c’est Lacan qui en donne la clé en faisant référence à une citation de Saint Augustin : « J’ai vu, de mes yeux et j’ai bien connu un tout petit en proie à la jalousie. Il ne parlait pas encore, et déjà il contemplait, tout pâle et d’un regard empoisonné, son frère de lait » .
Voila c’est dans cette rivalité première par rapport à l’objet maternel, que le sein tout aussi bien que l’objet maternel sont perdus et doivent être symbolisés en tant que tels.

« Un de perdu, dix de retrouvés »

Donc si le jugement d’attribution préside à la naissance de l’inconscient, avec les traces mnésiques de l’objet, le jugement d’existence soumettant ces traces à l’épreuve de réalité, consacre la perte de l’objet et célèbre la naissance de l’objet à retrouver.
Au delà, commence pour le sujet l’exploration de ce vaste champ du désir avec d’autres objets, des objets substitutifs dont on doit se contenter, faute de mieux.

C’est ainsi que se trouve étayée, avec les effets du jugement d’existence, cette définition elliptique de l’objet a que nous a donné Lacan qui prend appui sur ce vieux dicton populaire. « Un de perdu, dix de retrouvés » .

 

 

 

 

 

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