Le rêve de celle qui était allée trop tard au marché

 

Freud a cette jolie formule «  le rêve ne s’intéresse jamais à des broutilles ». Pour démontrer comment malgré ce que peut laisser penser son contenu manifeste, un rêve n’est jamais anodin, il raconte le tout premier rêve de l’une de ses analysantes.

Freud relate deux versions de son contenu manifeste : « j’ai rêvé que j’arrivais trop tard au marché et ne trouvais plus rien chez le boucher ni chez la marchande de légumes. Rêve anodin assurément, mais un rêve ressemble à autre chose ; je me le fais raconter de manière détaillée […] Elle va au marché avec sa cuisinière. Celle-ci porte le panier. Le boucher, après qu’elle lui a demandé quelque chose, dit ça on n’en a plus et veut lui donner autre chose avec le commentaire suivant : ça aussi c’est bon. Elle refuse et va trouver la marchande de légumes, laquelle veut lui vendre un drôle de légume ficelé en plusieurs bottes, mais noir de couleur. Elle dit « je ne connais pas, je ne prends pas ça ».Comment Freud s’y prend-t-il pour analyser ce rêve. Comme il nous l’a conseillé, il part de l’événement de la journée qui a provoqué son rêve. « Effectivement la veille, elle était arrivée trop tard au marché et la boucherie était déjà fermée, expression qui s’impose avec force pour décrire ce qui lui est arrivé ».

Tout part de cette expression. Si Freud la saisit au vol c’est bien parce que cela lui évoque une autre expression que l’on utilise lorsqu’un homme a oublié de boutonner son pantalon. On lui enjoint donc de « fermer sa boucherie ». Cette piste de l’interprétation du rêve est confirmée par un autre fragment des associations à propos de paroles prononcées dans son rêve et qui étaient liées par déplacement à cette remarque «  reprenez-vous, conduisez-vous correctement ». Freud en déduit que c’est donc une phrase que l’on pourrait « crier à quelqu’un qui se permettait des sollicitations inconvenantes et oublie de « fermer sa boutique ».

Ce sens est encore conforté par d’autres allusions sexuelles, celle des asperges et du radis noir, avec cette expression intraduisible en français «  Noir, sauve-toi ! » en lien avec ce radis noir.

Dans le corps du texte Freud ne va pas plus loin dans cette interprétation, puisque il a rempli sa fonction, celle de démontrer que ce rêve est bien loin d’être anodin et privé de sens. C’est dans deux notes du bas de cette page qu’il poursuit son interprétation en prenant résolument appui sur ce signifiant « ferme ta boucherie ».

La note 1 est rédigée de façon amusante car adressée ainsi :«  pour les curieux avides de savoir ». Il révèle ainsi que s’est revécue, répétée, dans le transfert, « une scène imaginaire de comportement sexuellement provocateur et incorrect de ma part, et d’une défense du côté de la dame ».

Dans la note 2, il précise encore un peu plus que, d’une part, ce rêve était en quelque sorte le rêve inaugural de son analyse et que, d’autre part, il fut à même, beaucoup plus tard de saisir que l’événement marquant, le trauma initial de sa névrose était ainsi révélé dans ce premier rêve. Il semble bien qu’il ne s’agissait pas pour cette femme d’un simple fantasme de séduction par le père ou par un proche puisque Freud utilise le terme violent, non édulcoré, d’ « attentat sexuel ».

Ainsi avec ce petit rêve d’apparence anodine, Freud, grâce à ce repérage signifiant «  ferme ta boutique », avait pu saisir la source traumatique de ce que Lacan a appelé la chanson de geste de sa névrose, chanson de geste qu’elle remettait en scène dans le transfert.

A propos de ce rêve enfin, on voit à quel point, selon ce qu’en dit Lacan, que « l’interprétation doit être preste pour satisfaire à l’entre-prêt ». L’agilité de Freud en témoigne en attrapant au vol ce signifiant du « ferme ta boucherie ».

Sigmund Freud, L’interprétation du rêve (traduction J.P Lefebvre) p. 223.

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