Une grande déréliction de la fonction paternelle dans le champ social

Freud de son temps avait évoqué, dans l’un de ses ouvrages, les malaises de la civilisation. Nous  évoquons, nous aussi souvent, ces malaises de la civilisation à l’époque où nous vivons. Sont-ils tellement différents ? Une approche analytique peut certes en être tentée et notamment  avec ce terme que Lacan évoquait, celui d’une forclusion du Nom du père dans le champ social, ce qui est un terme très fort puisque cela fait référence à la structure de la psychose, il donne pour cause de cette forclusion  une  perte de la dimension de l’amour et notamment perte de ce qu’on peut appeler une perte de la dimension de l’amour de transfert.

Pour le démontrer (c’est dans le séminaire des non dupes errent)  il décrit la façon dont se monnaye ce Nom-du-père encore appelé par lui métaphore paternelle. Ce terme même de monnayage implique bien sûr tout un système d’échanges, pour ne pas dire de trocs.  Pour avoir la chance de pouvoir porter  le nom de son père,  je dirais de plein droit,  tout  passe par la parole de la mère. De ce monnayage, elle se trouve être en effet l’indispensable intermédiaire ou médiatrice. D’elle,  dépend la réussite ou l’échec de cette brûlante négociation.

Lacan le formule ainsi «  le défilé du signifiant par quoi passe à l’exercice ce quelque chose qui est l’amour, c’est très précisément ce nom du père qui est non, n, o, n, qu’au niveau du dire, et qui se monnaye par la voix de la mère dans le dire non d’un certain nombre d’interdictions ».

Quel en est le résultat ? Tout d’abord incontestablement la mise en place de cette fonction d’exception du père,  cet il existe un x qui échappe à la castration, et qui permet l’identification du sujet en tant qu’homme ou en tant que femme.

Deuxièmement, Il ouvre aussi, au sujet, par l’intermédiaire de la mise en place de l’Idéal du moi, qui lui sert de modèle, le vaste champ de toutes les sublimations possibles. Mais, dans le contexte de ce que Lacan élabore concernant cette perte de la dimension de l’amour, on peut aussi dire que l’effet de ce monnayage par la mère de cette parole du père, transmise par ses soins, est surtout un affranchissement du désir du sujet par rapport au désir de sa mère mais aussi bien du désir du père.

Car c’est par rapport à cette  difficulté de se libérer de l’emprise du désir de l’Autre que Lacan va alors évoquer une  fonction je dois dire assez inattendue,  qui vient se substituer à la fonction du père et constitue le signe même de sa forclusion, en tant qu’il est  retour dans le réel, de ce qui n’a pas été symbolisé et qui est celle du « être nommé à ».

Je le cite : « Etre nommé à quelque chose, voilà ce qui pour nous, à ce point de l’histoire où nous sommes  se trouve être préféré – je veux dire effectivement préféré, passer avant ce qu’il en est du nom du père. Qu’est-ce que cette trace désigne comme retour dans le réel, en tant que le nom du père est forclos, rejeté… est-ce que ce nommer à n’est pas le signe d’une dégénérescence catastrophique ? »

Dans les séances qui suivent,  il  donne deux exemples de ce nommer à, le premier est le plus  surprenant.  C’est celui d’être nommé à la psychanalyse, ou  à la béatitude, et  aussi, par voie de conséquence, d’être nommé au titre de psychanalyste. A l’époque de l’école freudienne, il s’agissait donc d’être nommé au titre d’A.M.E. ou d’A.E., titres qui relèveraient donc, en toute bonne logique, seraient la preuve flagrante,  de cette forclusion du Nom du père dans le champ social.

Le second exemple est celui de la recherche de l’obtention de  titres universitaires, une recherche de titres qui ne serait  pas liée au désir de savoir car, selon son dire,  il n’existe aucun désir de savoir si ce n’est un désir attribué à l’Autre, en tant que repéré par l’Autre « comme, dit-il, un instrument de puissance ».

Autrement dit ce qui serait ainsi visé, disons le mot, au travers de ce nommer à,  c’est l’attribution ou l’obtention  d’un instrument phallique.

Cependant j’avoue être restée tout à fait perplexe devant une énonciation  qui ne me semble pas cohérente : En effet à cette forclusion du nom du père dans le champ social qui signerait donc la psychose, ce qui en répondrait ce n’est pas, pour chacun des sujets, cette même forclusion, mais des manifestations hystériques, une identification hystérique au désir de l’Autre. Comme l’appelle Lacan, « la moutarde », ou la « minotte », ou la « nine », comme on dit plutôt dans le midi,  pour se plier au désir de sa mère, préparera l’agrégation, mais sans que cette approche du champ du savoir soit pour elle une forme de sublimation.

Bien sûr on peut aussi considérer qu’il n’y a pas que l’obtention de titres universitaires,  pour satisfaire à  ce désir de l’Autre maternel,   on peut  aussi bien, avec un peu de chance, être nommé à la présidence de la république ou à la députation, au conseil constitutionnel ou encore à l’académie française.

Dans ce contexte,  je me suis aussi  demandé quel pouvait être le rapport entre ce désir d’être nommé à et le désir de se faire un nom. On peut trouver, tout comme pour le être nommé à, toute une série d’espaces sociaux où ce désir pourrait se réaliser.  On peut, par exemple,  se faire un nom dans la finance ou dans la délinquance, dans la mafia ou dans le cinéma, dans le foot ou dans la boxe. Je pense entre autres, à ces chanteurs, tel Jonny Halliday, et à ses grands acteurs, tel Gérard Depardieu, qui ont commencé leur carrière dans la délinquance.

Je viens d’introduire ce terme de délinquance, parce que son approche analytique nous permet de saisir – comme pour le être nommé à –   son articulation possible au désir de l’Autre,  au désir de la mère et comme étant également un signe de cette forclusion du nom du père dans le champ social.

On peut en trouver de solides références, par exemple,  dans ce livre de Kate Friedlander,  qu’elle a consacré à la délinquance juvénile (1),  livre auquel Lacan se réfère d’ailleurs quand il avait écrit son article l’apport de la psychanalyse en criminologie.

Mais  pour poursuivre ce fil, celui des rapports que l’on peut établir entre le désir d’être nommé à et le désir de se faire un nom il me semble que justement, dans ce dernier,  il y a déjà une tentative de se libérer du désir de la mère et une sorte d’appel, même s’il est en quelque sorte désespéré,  à la reconnaissance du père. Par exemple, comme Lacan l’a souligné,  le désir de Joyce que les universitaires s’occupent de lui pendant trois cents ans, était  de ce registre là, le désir de se faire un nom dans la littérature, une façon de maintenir coûte que coûte et envers et contre tout,   le nom de son ivrogne de père.

Si j’ai évoqué ici le désir de se faire un nom, c’est parce qu’il me semble qu’il pourrait être une issue de secours aux problèmes actuels que pose la délinquance des jeunes. Comment pris dans le désir de leur mère, eux aussi, pourraient-ils trouver par les chemins de traverse qu’ils ont empruntés, un adulte capable de leur ouvrir des possibilités de sublimation, une  sublimation telle qu’elle leur permettrait de se faire un nom. Après maints détours chaotiques, peut-être pourraient-ils ainsi apporter la preuve, que pour eux aussi, « bon sang, ne saurait mentir ».

Je vais essayer de reformuler de façon un peu plus resserrée ce que je vous propose dans cette approche par trop rapide :

C’est la perte de la dimension de l’amour entre un homme et une femme qui entraîne cette forclusion du nom du père dans le champ social.

Cette perte  a pour effet de rendre impossible ce qu’il en est de la castration symbolique du sujet. Il reste donc assujetti au désir de sa mère.

Une « loi de fer » se substitue à la loi du désir instaurée par le nom du père.  Cette loi de fer concerne la nécessité de conquérir des titres universitaires comme instrument de puissance. Elle maintient,  dans une  transmission de mère à fille, quelque chose de l’ordre d’une revendication phallique de l’ordre de l’imaginaire puisqu’il s’agirait d’obtenir un phallus qui resterait en quelque sorte en sa possession.

Une loi de la jungle préside, elle,  aux actes délictueux en tout genre.

Mais je ne sais comment nommer cette loi qui préside à d’autres destins tout aussi dramatiques, ceux de l’anorexie, que je n’ai pas abordée ici, mais qui est elle aussi, par sa recrudescence,  un des signes flagrants de cette forclusion du nom du père dans le champ social.

Par ces évocations loi de fer, loi de la jungle, peut-être comme troisième, loi du plus fort, il me semble avoir au moins suggéré que la «  perte de la dimension de l’amour » évoquée par Lacan ne peut qu’entraîner une fatale résurgence de la haine, à l’époque où nous vivons ?

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