Rilke, le poète et le parricide

Georges-de-Lydda-dit-Saint-Georges-terrassant-le-dragon C’est dans cet ouvrage,  «  Les carnets de Malte laurrids Brigge », que se trouve cette célèbre phrase de Rilke selon laquelle  chacun porte en lui-même sa propre mort, comme le fruit, son noyau.  Dans ces carnets, c’est l’angoisse qui y règne en maître, l’angoisse de mort. En relisant cet ouvrage,  je pensais sans cesse au grand texte de Freud qu’il a consacré aux crises d’angoisse de mort de Dostoïevski, sous ce titre « Dostoïveski et le parricide ». C’est en effet en pensant aux « attaques de mort » du poète russe, que j’ai commencé à repérer, dans le texte de Rilke, qu’il y décrivait certes ses crises d’angoisse, dont les plus anciennes, celles qui remontaient à l’enfance, mais qu’il y décrivait aussi plusieurs agonies et surtout, les plus marquantes, celles de son père et de son grand-père,  qui laissent deviner que ce n’est pas toujours de sa propre mort dont il s’agirait pour lui, mais plutôt de celle des autres.

Ainsi dès les premières pages, le grand morceau de littérature de ce roman de Rilke a pour thème la mort de son grand-père. Il agonise pendant des semaines  dans la grande maison familiale entouré de toute sa famille et de très nombreux serviteurs et des chiens également.

C’est un si beau texte que cela vaut vraiment la peine de le citer. Il a du souffle, un souffle épique :

«  Mon grand-père encore, le vieux chambellan Brigge, portait, cela se voyait, sa mort en lui. Et quelle mort ! Longue de deux mois et si éclatante, qu’on l’entendait jusque dans la métairie.

La vieille et longue maison de maître était trop petite pour contenir cette mort, il semblait qu’on dût y ajouter des ailes, car le corps du chambellan grandissait de plus en plus ; il voulait être porté sans cesse d’une pièce à l’autre, et éclatait dans des colères terribles lorsqu’il n’y avait plus de salle ou le porter, et que le jour ne touchait pas encore à sa fin. Alors il fallait, avec toute la suite de domestiques, de femmes de chambre et de chiens qu’il avait toujours autour de lui,  le porter en haut de l’escalier, et en laissant le pas à l’intendant, on envahissait la chambre mortuaire de sa très sainte mère, conservée exactement dans l’état en lequel la morte l’avait, depuis vingt trois ans, quittée, et où personne n’avait jamais pénétré […] Les domestiques, pour la plupart étaient dehors, dans le couloir blanc qui était plus clair que la chambre ; mais ceux qui étaient restés à l’intérieur, regardaient parfois à la dérobée vers ce grand tas sombre, au milieu de la chambre et désiraient qu’il ne fût plus qu’un grand vêtement sur une chose corrompue.

Mais il restait autre chose. Il y restait une voix, cette voix que sept semaines auparavant personne ne connaissait encore ; car ce n’était pas la voix du chambellan. Ce n’était pas à Cristoph Detlev qu’appartenait cette voix, mais à la mort de Cristoph Detlev.

La mort de Cristoph Detlev vivait à présent à Ulsgaard, depuis déjà de longs, très longs jours, et parlait à tous, et demandait. Demandait à être portée, demandait la chambre bleue, demandait le petit salon, demandait la grande salle. Demandait les chiens, demandait qu’on rît, qu’on parlât, qu’on jouât, qu’on se tût, et tout à la fois. Demandait à voir des amis, des femmes et des morts, et demandait à mourir elle-même : demandait. Demandait et criait.

Car lorsque la nuit était venue et que, fatigués, ceux des domestiques qui ne devaient pas veiller, essayaient de s’endormir, alors s’élevait le cri de la mort de Cristoph Detlev. Il criait et gémissait, il hurlait si longtemps et si continûment que les chiens, qui d’abord avaient hurlé avec lui, finissaient pas se taire et n’osaient plus se coucher, et, debout sur leurs hautes pattes tremblantes, avaient peur.»

Tous ceux qui l’entourent sont épuisés et finissent par souhaiter sa mort. C’est là que s’éveillent les désirs de mort des uns et des autres : « Oui, tous le disaient, et, parmi les jeunes gens, il y en avait un qui avait rêvé qu’il était allé au château et qu’il avait tué le maître d’un coup de sa fourche, et l’on était si révolté, si remué, que tous l’écoutèrent quand il raconta son rêve et, sans même s’en douter, tous le regardèrent pour voir s’il était vraiment capable d’un tel exploit ».

Ici, à propos de ce rêve et de cet exploit, on en peut s’empêcher de penser à ce que Freud définit comme le premier des héros, celui qui osa se révolter contre son père et le tuer pour mettre fin à sa domination.  Mais Freud fait aussi de ce héros également le premier des poètes. Car selon lui, ce premier des héros,  se contenta d’en rêver et de raconter son rêve dans une chanson de geste, dans une épopée. Avec ce récit, Rilke s’inscrit donc dans cette belle lignée des poètes … et des parricides.

Voici ce que nous décrypte Freud de cette fonction du héros et du poète, car ce passage nous permettra de franchir une seconde étape dans notre lecture de l’œuvre de Rilke avec l’apparition de ce que Freud avait repéré des liens de l’animal totem avec l’animal phobique. Il n’est en effet pas rare, sinon obligé, de découvrir dans les parages de l’angoisse, comme un moyen de lui donner un objet, de l’amadouer, un animal qui pourra donc servir de support à la phobie. Cet animal est toujours un substitut du père, du père de la horde primitive, celui qui a été tué et mangé par l’ensemble des frères.

«  A ce propos, il nous faut revenir brièvement sur le mythe scientifique de la horde originaire. Celui-ci fût plus tard élevé, au rang de créateur du monde, à juste titre, car il avait engendré tous les fils qui constituèrent la première foule. Il était l’idéal de chacun d’eux isolément, à la fois craint et vénéré, ce qui donna ultérieurement le concept de tabou. Cette multitude se rassembla un jour, le tua, le dépeça. De cette foule, aucun des vainqueurs ne put se mettre à sa place […] Ils constituèrent alors la communauté totémique des frères, tous avec les mêmes droits, et liés par l’interdit totémique […] La privation, plein de désirs nostalgiques, peut bien avoir incité un individu à se détacher de la foule et à s’attribuer le rôle du père. Celui qui fit cela fut le premier poète épique, le progrès s’accomplit dans son imagination. Le poète a, par ses mensonges, transformé la réalité dans le sens de ses désirs. Il a inventé le mythe héroïque.  Fût héros celui qui seul avait abattu le père qui, dans le mythe, apparaissait encore en tant que monstre totémique »(1).

Rilke avait lui aussi choisi son « monstre totémique ». Il l’avait emprunté à la légende de Saint Georges terrassant le dragon et le perçant de sa lance. A bientôt la suite.

1 – S.Freud, Essais de psychanalyse, Chapitre 12, « Annexes ».

Un extrait de mon livre paru chez L’Harmattan « Des poètes, des mystiques et des psychanalystes; Essai  sur l’écriture.

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