Les premiers souvenirs d’enfance de Sergei (dans la première propriété)

D’après les mémoires de l’Homme aux loups (pages 21 à 24 « gardiner »[1])

 Les premières phrases d’un roman ont toujours beaucoup d’importance. Ce sont elles qui fascinent d’emblée le lecteur et lui permettent d’entrer dans le récit, d’y participer. Celles des mémoires de l’Homme aux loups sont de cet ordre. Cependant il ne se présente pas en son nom. Il n’utilise pas son nom propre. Il écrit : « Je suis un russe émigré âgé de quatre-vingt-trois ans. J’ai été un des premiers patients de Freud, connu sous le nom de l’Homme aux loups et j’écris aujourd’hui mes souvenirs d’enfance. »

 Dans ces mémoires cependant, on oublie vite que ce sont celles de l’Homme aux loups, celui de Freud. C’est un vieil homme qui a vécu, il y a très longtemps, en Russie et qui nous raconte son histoire familiale et ses souvenirs d’enfance. C’est en effet un dépaysement total. J’ai bien aimé le premier souvenir qu’il raconte et qui n’a pas été repris par Freud( peut-être ne le lui avait-il pas raconté) ce regard jeté sur le monde extérieur au travers d’une palissade et qui lui paraît être une vision de l’enfer : « Je me promenais dans le jardin et j’entendis qu’il y avait beaucoup d’animation de l’autre côté de la barrière, et je vis qu’il y avait des feux – c’était en hiver – autour desquels se pressaient des tziganes et tout un peuple étrange. Les tziganes gesticulaient avec fougue, et tous criaient à tue-tête dans la plus grande confusion. Il y avait aussi des chevaux et manifestement on discutait de leur prix. L’ensemble me fit l’impression d’un indescriptible chaos, et je pensais que dans l’enfer les choses ne devaient pas se passer autrement ».

 On ne sait de quand date ce souvenir, sans doute avant ses cinq ans, puisqu’il en parle comme étant l’un des souvenirs de ce qui s’était passé dans la première propriété. Il y associe aussi la pneumonie dont il avait failli mourir ainsi que des accès de malaria. Il décrit l’un de ses accès mais celui-ci se passe dans le jardin et non pas dans la chambre de ses parents : « J’ai conservé le souvenir d’un des accès de cette maladie « Je me rappelle obscurément que c’est l’été et que je suis couché dans le jardin et, bien que je n’éprouve aucune douleur, je me sens, vraisemblablement à cause de l’élévation de la fièvre, très misérable ». Or pour Freud, c’est dans la chambre parentale, qu’au cours d’un de ces accès, il avait dû assister à la scène primitive.

 A la suite de ces trois premiers souvenirs, le quatrième est lié à sa mère, c’est le fait qu’étant petit il était roux et qu’après la première coupe, ses cheveux devinrent châtains, ce que sa mère regretta beaucoup. Elle garda toute sa vie en souvenir de ce temps une boucle de cheveux roux. Sergei nous dit que c’est « en manière de reliques ».

C’est à la suite de cela qu’il commence à raconter ses souvenirs relatifs à la gouvernante anglaise. On voit bien et peut-être mieux que dans le texte de Freud comment sa phobie des loups a pris naissance dans une relation triangulaire entre lui, Anna, sa sœur, et la gouvernante. Toutes les deux se moquaient de lui et l’image du loup dressé qui deviendra l’objet de sa phobie est en liaison avec ces moqueries.

Ce passage me paraît important et il faudra par la suite le mettre en relation avec sa phobie des loups : « Contrairement à moi, Anna s’entendait fort bien avec miss Oven, à ce qu’il semblait, et même cela l’amusait manifestement que Miss Oven se moquât de moi. Ainsi Anna commença à imiter Miss Oven et à se moquer de moi. Du moins je me souviens d’un cas où c’est Anna et non Miss Oven qui se livrait à ce jeu. Elle me dit une fois qu’elle me montrerait une belle image, sur laquelle était reproduite une jolie petite fille. Mais Anna la cacha au moyen d’une feuille de papier. Quand elle enleva cette feuille de papier, je vis au lieu d’une jolie petite fille un loup qui se tenait debout sur ses pattes de derrière et ouvrait tout grand sa gueule pour dévorer le petit Chaperon rouge. Je me mis aussitôt à crier et j’eus un véritable accès de rage. Il est probable que la cause de cet accès était moins la peur du loup que la déception et le déplaisir de voir qu’Anna aussi se moquait de moi. »

Cela m’a fait penser aux souvenirs d’enfance de l’homme aux rats. Là aussi il était comparé à son petit frère et objet de moquerie de la part des servantes ou des gouvernantes. Ce sont des souvenirs cuisants.

Je me demande si, par rapport à la gouvernante, sa sœur n’était pas devenue son objet rival. Elle s’entendait bien avec la gouvernante. On sait qu’elle était aussi la préférée du père mais on ne sait pas, une fois de plus, ce qu’il en était du désir de sa mère. Elle semblait un peu lointaine mais cette boucle de cheveux roux conservée comme une relique rappelle quand même un lien privilégié de Sergei bébé à sa mère.

 Je trouve qu’au cours de cette lecture, nous nous trouvons un peu dans la même situation que l’analyste écoutant pour la première fois un analysant faire un récit le plus complet possible de sa vie. Il devrait y avoir quand même une différence puisque Sergei, âgé de 83 ans, a déjà fait une analyse pourtant, dans ces passages, ce n’est pas du tout évident. Tout au plus peut-on remarquer qu’il sait combien les souvenirs d’enfance sont importants dans l’analyse et peut-être insiste-t-il également beaucoup sur les souvenirs de ses liens avec la gouvernante. Je me suis arrêtée là, en haut de la page 24.

Il y a aussi un autre point qui a attiré mon attention, c’est le signifiant « petite fille » qui parcourt ces deux ou trois pages. Il est lié certes à l’apparition du loup, mais pas seulement, dans les lignes qui suivent il y ait question d’Anna qui préférait être un garçon et ne jouait pas à la poupée et de Sergei qui constate qu’il aurait bien aimé y jouer, s’il avait été à la place de sa sœur, donc s’il avait été une petite fille, comme s’il avait était pris dans les rets d’une identification à sa sœur, d’une identification féminine.

 Nous avons donc déjà repéré en guise de souvenirs écrans, la scène des tziganes, celle de la pneumonie, où il avait été en danger de mort, l’épisode de la crise de malaria dans le jardin, plusieurs souvenirs-écrans concernant la gouvernante, dont l’un qui n’a pas été mentionné par Freud et qui mériterait peut-être d’être mis de côté au cas où on pourrait l’éclairer dans l’après-coup, dans le texte de Freud, il s’agit d’une scène où il se trouve avec sa gouvernante dans une voiture fermée et où elle lui apprend quelques mots d’anglais. « C’est alors qu’elle répéta plusieurs fois le mot anglais « boy ». On peut déjà se demander si on ne peut pas le mettre en correspondance ce « boy » avec le signifiant « petite fille » des lignes qui précèdent et donc sans doute en rapport avec la différence des sexes.

Enfin la scène du livre d’images où quand même le loup se substitue à nouveau à l’image d’une petite fille, un loup avec la gueule ouverte prêt à manger une autre petite fille, le petit Chaperon rouge.

 

 

[1] L’homme aux loups par ses psychanalystes et par lui-même

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