« Que reste-t-il de nos amours ? »

 

Que devient l’amour de transfert à la fin de l’analyse ?

 

Dans le roman de Jensen, « Gradiva », longuement étudié par Freud, un jeune archéologue Norbert Hanold tombe amoureux d’une statue de pierre. Il l’appelle, en raison de sa très jolie démarche, « La Gradiva », celle qui resplendit en marchant.

Une nuit il fait un cauchemar qui inaugure son délire. Il découvre que Gradiva est en fait une jeune pompéienne morte il y a deux mille ans. Elle a été ensevelie sous une pluie de cendres dans les ruines de sa ville au moment de l’éruption du Vésuve.

Sous l’influence de ce rêve, il part aussitôt en voyage en Italie et se retrouve errant sans but dans les rues de Pompéi. Soudain Il rencontre, dans l’atrium d’une maison, une jeune fille. Il pense aussitôt que c’est une apparition, le spectre de cette Gradiva revenue hanter les lieux aux chaudes heures de midi, mais c’est, en fait, l’espiègle et charmante Zoé, son amie d’enfance qui est, elle aussi, venue visiter ces lieux.

Celle-ci constate l’état mental désastreux du jeune homme et accepte de se déguiser en Gradiva pour réussir à le guérir de son délire et surtout réveiller à nouveau son amour pour elle. Elle réussit pleinement dans son entreprise. C’est une vraie psychanalyste de rêve.

« Nous brûlons de savoir, écrit Freud, si une guérison du genre de celle que (Zoé) réalise chez Hanold est compréhensible ou, tout au moins possible, et si le romancier a aussi bien saisi les conditions de la disparition du délire que celles de sa genèse ».

Autrement dit,  est-ce que le romancier a pu décrypter la structuration de la névrose du jeune homme qu’il qualifie de délire hystérique et au moyen de quelles interprétations Zoé l’a-t-elle guérie?

Ce que Freud souligne c’est que cette guérison n’a pu s’effectuer que grâce à ce qu’il appelle « la marée montante du transfert » ou encore « le réveil des sentiments » et il se demande donc quelles sont les différences, s’il y en a, entre les amours de transfert qui prennent naissance entre l’analysant et l’analyste et l’amour tout court celui que partagent ensemble ces deux jeunes amoureux.

Il essaie de marquer quelques différences entre les deux : Zoé « peut répondre à l’amour qui sourd de l’inconscient vers la conscience. Le médecin ne le peut pas. »

Zoé  » a été elle-même l’objet de cet amour refoulé d’autrefois, sa personne offre aussitôt à l’aspiration amoureuse libérée un but fort désirable. Le médecin a été un étranger. Il doit viser à le redevenir, une fois la guérison obtenue …

Malgré ces différences notées, il pose cette question : « de quels expédients de quels succédanés le médecin va-t-il se servir pour se rapprocher avec plus ou moins de succès de l’idéal de la cure d’amour si bien tracée par le romancier? »

Mais c’est pour rajouter aussitôt : « la discussion de ce problème nous entraînerait bien trop loin de la tâche que nous nous sommes fixée ».

Laissons nous entraîner au loin… trop loin, aux sources de la psychanalyse.

Au commencement était le transfert, mais quand Freud l’évoque dans les Etudes sur l’hystérie, nous avons la surprise de constater qu’il le met tout d’abord au compte du psychanalyste.

En effet alors qu’il n’a pas encore tout à fait inventé la psychanalyse, puisqu’il pratique encore l’hypnose, l’imposition des mains, sans compter quelques moyens annexes, bains de siège froids et massages qu’il pratique lui-même, il pose donc d’emblée la nécessité pour le thérapeute d’éprouver quelque sympathie pour ses patients. Il l’évoque ainsi : « Je vais maintenant aborder la question des difficultés et des inconvénients de notre thérapeutique… Le procédé en question est fatigant pour le médecin, lui prend un temps considérable et présuppose chez lui un grand intérêt pour les faits psychologiques et beaucoup de sympathie personnelle pour les malades qu’il traite. Je ne saurais m’imaginer étudiant dans le détail le mécanisme d’une hystérie chez un sujet qui me semblerait méprisable et répugnant et qui, une fois mieux connu, s’avèrerait incapable d’inspirer quelque sympathie humaine. Je pourrais au contraire soigner n’importe quel diabétique, n’importe quel rhumatisant, sans me soucier de sa personnalité ». ( p. 213)

Voici donc posé ce que nous pourrions définir comme une sorte de connivence, de complicité, d’affinité élective qui doit se créer entre l’analysant et l’analyste, complicité par rapport au savoir inconscient qui rendra possible l’expérience analytique.

Quelques pages plus loin, (p.244 et 245) Freud aborde cette fois-ci la question du transfert du patient vis à vis de son médecin, ce qui deviendra par la suite, une fois la psychanalyse inventée, transport amoureux de l’analysant pour l’analyste.

« J’ai déjà fait allusion, écrit Freud, au rôle considérable que joue la personne du médecin dans la création des motifs servant à surmonter la puissance psychique des résistances. Dans bien des cas et principalement chez les femmes et lorsqu’il s’agit d’expliquer des associations érotiques, la collaboration des patients devient un sacrifice personnel qu’il faut compenser par quelque succédané d’amour. C’est donc donnant donnant. Les efforts du médecin, son attitude de bienveillante patience doivent constituer de suffisants succédanés. » Ce qu’on demande au psychanalyste c’est un brin d’amour. De nombreuses années après, Lacan appellera cet ingrédient nécessaire au travail de l’analyse : désir du psychanalyste.

Mais en attendant, ce que Freud nous décrit là c’est l’expérience de l’amour médecin, amour du côté du patient et « surrogat d’amour » quelques substituts du côté du psychanalyste.

Mais tout n’est pas rose pour autant, entre l’analysant et l’analyste car, si l’amour de transfert permet de surmonter les résistances, il peut tout aussi bien les renforcer. La haine se substitue à l’amour et la méfiance à la confiance.

Le malade peut se sentir « négligé, offensé ou humilié », ou il « a peur de trop s’attacher à son médecin et de perdre ainsi son indépendance », mais surtout il « craint de reporter sur la personne du médecin les représentations pénibles nées du contenu de l’analyse ».

Freud pointe donc là, dans ce dernier cas de figure, les liens du transfert à la répétition et c’est important de bien repérer en quels termes il les décrit :

« Le transfert au médecin se réalise par une fausse association… J’en donnerai ici un exemple. Chez l’une de mes patientes, un certain symptôme hystérique tirait son origine du désir éprouvé longtemps auparavant mais aussitôt rejeté dans l’inconscient de voir l’homme avec qui elle avait alors conversé, la serrer affectueusement dans ses bras et lui soustraire un baiser. Or il advint qu’à la fin d’une séance un tel désir surgit à l’égard de ma personne; elle en est épouvantée, passe une nuit blanche…

Une fois ce transfert amoureux avoué, Freud découvre « que ce désir qui a tant effrayé la malade se révèle être proche des souvenirs pathogènes… le contenu du désir, désir d’être embrassé par cet homme – avait surgi dans le conscient de la malade mais sans être accompagné du souvenir des circonstances accessoires capables de situer ce désir dans le passé. »

 

Notez quand même ce point, ce qui est important pour Freud c’est le fait que ce désir soit un désir passé et non pas actuel même s’il souligne que les circonstances étaient accessoires.

Et pour justifier sa démonstration il poursuit : « Le retour du refoulé doit nécessairement passer par cette sorte de « mésalliance » à laquelle je donne le nom de faux rapport – l’affect qui entre en jeu est identique à celui qui avait jadis incité ma patiente à repousser un désir interdit. Depuis que je sais cela, je puis, chaque fois que ma personne est impliquée postuler l’existence d’un transfert et d’un faux rapport. Chose bizarre, les malades sont en pareil cas toujours dupes. » p. 246

Ce que Freud décrit ainsi du retour de flamme de ces anciennes amours pose quand même la question de savoir quelle est la différence entre cet amour de transfert et l’amour tout court. Ne prennent-ils pas tous deux naissance de la même façon?

Reprenons l’exemple du jeune archéologue : Si Norbert Hanold était tombé amoureux d’une charmante jeune fille qui lui rappelait Gradiva, en raison de sa jolie démarche, est-ce que cet amour aurait été un amour vrai ou une mésalliance?

L’amour est toujours amour de transfert. Aussi peut-être, plutôt que de mettre l’accent sur ces termes de mésalliance, de faux rapport, de « fausse association », faudrait-il parler du surgissement d’un même désir, qui maintenant devenu conscient, parce que rattaché à l’analyste, n’en reste pas moins interdit. Interdit en tant qu’il serait amour incestueux entre l’analysant et l’analyste. Ce désir en reprenant vie dans l’analyse, est en effet remis par le psychanalyste, dans un rapport à la loi, celle de l’interdit de l’Œdipe.

En se référant à cette dimension de la loi, le refus de l’analyste de répondre à la demande d’amour que lui adresse l’analysant perd sa dimension d’arbitraire. Un amour interdit n’est pas un amour rejeté, refusé. Il rend au sujet sa dignité et aussi sa liberté.

 

Je poserai donc que rien ne permet de différentier l’amour de transfert et l’autre, le vrai. Rien si ce n’est le fait que ce soit un amour interdit, un amour oedipien qui en tant que tel il ne peut être qu’abandonné. Mais que reste-t-il alors de ces liens transférentiels entre l’analysant et l’analyste après l’analyse. Peut-être faudrait-il évoquer à leur propos le maintien, après le franchissement de l’Œdipe, de ces liens de famille, amour paternel ou maternel, amour filial, amour fraternel. Quel nom pourrait-on donner à cette affection qui persiste comme une trace de cette expérience longtemps partagée.

Peut-être pourrions nous reprendre ce nom de philia, l’amitié, qui, dans le discours grec, s’oppose à l’éros en tant que c’est un amour ayant abandonné ces visées érotiques.

Cette opposition amour – amitié est maintenue d’abord en latin puis en français mais, au fil du temps, au fil des âges, cette amitié est définie par rapport à l’amour comme étant ce qui introduit le sujet dans le champ social.

Cette philia du transfert permettrait à l’analysant de rejoindre l’analyste dans ce champ qui leur est depuis longtemps commun, celui de la psychanalyse. Même s’il ne devient pas psychanalyste il peut continuer à aimer la psychanalyse. Ceci aurait une conséquence inattendue : bien loin d’assister à la brutale liquidation du transfert où thanatos reprendrait en quelque sorte le pouvoir, en fin d’analyse, avec cette philia, nous célèbrerions, reprise au sens freudien, sa sublimation. Il devient amitié, amitié partagée pour la psychanalyse.

Je ne suis pas sans savoir que la haine de la psychanalyse existe, elle aussi. Nous en avons maints témoignages. Mais quand même, c’est avec cette philia, jouant de l’équivoque de la filiation, que se transmet la psychanalyse.

 

Un extrait de mon livre « Lettres à Nathanaël ; Une invitation à la psychanalyse », paru chez L’Harmattan en 2005

 

 

 

 

 

 

 

 

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