« Une forte imagination suscite l’événement »

Les Essais de Montaigne gardent  encore beaucoup de saveur pour les lecteurs d’aujourd’hui. L’un de ces chapitres a retenu mon attention. Il a pour titre « de la force de l’imagination ». Après une citation latine choisie avec à propos, «  Une forte imagination suscite l’événement », il nous en donne d’emblée un exemple amusant : « La vue des angoisses d’autrui m’angoisse matériellement, et mon sentiment a souvent usurpé le sentiment d’un tiers. Un tousseur continuel irrite mon poumon et mon gosier. Je visite plus mal  volontiers les malades auxquels le devoir m’intéresse… Je saisis le mal que j’étudie et je le couche en moi. »

On ne peut trouver plus jolie démonstration de ce qu’est l’identification hystérique au symptôme de l’autre, telle que Freud l’a décrite beaucoup plus tard. C’est une identification  par sympathie. C’est en raison des désirs inconscients qu’on partage avec celui qui souffre qu’on peut s’identifier à lui.

Ces identifications imaginaires qui se produisent comme en  un jeu de miroir, Montaigne en saisit les effets avec beaucoup de lucidité en racontant cette histoire : Simon Thomas était un grand médecin de son temps, et un jour, au chevet de l’un de ses malades, il lui proposa, comme moyen de guérison, de se reposer le regard sur la fraîcheur du visage de Montaigne alors dans la force de l’adolescence et « de remplir tous ses sens de cet état florissant ». Ce que remarque notre auteur c’est le fait que si l’un pouvait guérir, l’état de l’autre pouvait aussi bien empirer.  Dans la réciprocité, en miroir, si l’un guérissait, l’autre aussi bien pouvait tomber malade.

Il donne encore quelques jolis exemples de la force de l’imagination qui peut provoquer quelques transformations inattendues.  Montaigne semble donc nous dire qu’il suffit de le vouloir avec force pour que ces désirs se réalisent. Il semble être sérieux. Mais cela relève plutôt de la fable.

Faisant appel à Ovide et à ses métamorphoses,  il raconte comment, de par la force de son désir, « son désir véhément » et surtout de celui de sa mère, une jeune fille fût transformée en homme, le soir de ses noces.

Mais Montaigne  apporte, s’il en était besoin, un exemple encore plus probant : En passant par Vitry Le François, il pût voir, un homme nommé Germain qui, jusqu’à l’âge de vingt ans avait été une fille nommée Marie. Voici comment, selon la rumeur, ces faits s’étaient produits : « Faisant quelque effort en sautant, ses membres virils se produisirent. Et est encore en usage, entre les filles de là, une chanson, par laquelle elles s’entradvertissent de ne point faire de grandes enjambées, de peur de devenir garçon, comme Marie Germain. »

Et là on ne peut que s’émerveiller de la connaissance de l’âme féminine dont témoigne Montaigne. Ce n’est pas étonnant, pour lui, que ces faits se rencontrent si fréquemment, car plutôt que de retomber sans cesse sur ce même sujet, en raison de « l’aspreté » d’un tel désir, « cette imagination a meilleur compte d’incorporer, une fois pour toute, cette partie virile, aux filles ».

Certes Montaigne s’intéresse ainsi aux modalités du désir féminin mais se garde bien d’évoquer les effets que pourrait avoir la force de l’imagination par rapport au désir d’un homme de se transformer en femme. Force nous est d’appeler à la rescousse Boccace qui dans l’un de ses contes invente le personnage un peu simplet de Calendrino qui, croyant être tombé enceint, pour avoir fait l’amour, sa femme voulant rester toujours dessus, fait appel en dernier recours, pour être délivré de cette grossesse pour le moins non souhaitée,  à un médecin qu’il paye en espèces sonnantes et trébuchantes.

Ainsi longtemps avant Freud, le sage Montaigne avait déjà découvert les mystères de l’identification, identifications aux symptômes de ceux avec qui on se sent en sympathie, mais aussi identifications viriles ou féminines au gré des désirs de ceux  qui nous ont mis au monde. Si comme il l’écrivait il se méfiait de cette force de l’imagination et prenait la fuite devant elle, il avait bien tort, car c’est tout d’abord elle qui fait toute la richesse de notre destin d’être humain, comme homme ou comme femme. Mais elle est aussi, cette imagination, à la source des plus belles œuvres d’art. Les étudiants de Mai 68 avaient bien raison de souhaiter que cette imagination arrive au pouvoir. En politique également, elle pourrait être utile.

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