L’anorexie et « l’appétit de la mort »

On a l’impression que ce chapitre VIII regroupe un ensemble d’éléments quand même un peu hétéroclites et qui n’ont en commun que d’être « des effets du temps originaire ».

Ainsi nous avons eu le récit de la phobie du Machaon et l’apparition de Groucha, puis celle du porteur d’eau muet. Page 248, après avoir évoqué un temps premier de la structuration de sa névrose, celui d’une période d’anorexie, il aborde un des symptômes de Sergeï qui était pour lui resté mystérieux, le fait de l’existence d’un voile qui le séparait du monde (on peut se poser la question de savoir si ce n’était pas l’une des raisons de ses graves inhibitions).

Or ce petit symptôme qui aurait pu échapper à l’attention de l’analyste, une fois interprété, va se révéler d’une grande importance car il permet à Freud d’approcher et surtout de décomposer ce qu’il en est des positions oedipiennes de l’Homme aux loups sous la forme de ce qu’il appelle un fantasme de renaissance ou de retour au ventre maternel.

Le tout premier temps de la névrose de Sergeï,  le refus de se nourrir, avant même l’apparition de sa phobie

Mais je reprends d’abord le paragraphe de la page 248 que Freud consacre à ses troubles alimentaires. Ce qui me semble important c’est qu’il les met d’emblée en lien avec la mort, la possibilité d’en mourir. Cela m’a en effet rappelé ce que disait Lacan de l’anorexie dans les complexes familiaux à propos de l’Imago du sein maternel et vous verrez que ce rapprochement est essentiel quant à sa portée clinique :

« A la même époque, écrit Freud, appartient encore l’obscure connaissance d’une phase dans laquelle il ne voulait rien manger que des douceurs, de sorte qu’on eut des inquiétudes pour son avenir. On lui parla d’un oncle qui avait lui aussi refusé de se nourrir et qui était mort jeune de consomption. Il entendit aussi dire qu’à l’âge de trois mois il avait été si gravement malade (d’une pneumonie) qu’on avait déjà préparé un linceul pour lui. On parvient à le rendre anxieux de telle sorte qu’il mangea à nouveau. »

Quelques phrases plus loin, après avoir évoqué sa crainte de la mort au moment de l’épidémie de dysenterie, Freud met en place à nouveau le développement de toute la structure de sa névrose obsessionnelle en y incluant cet élément nouveau «  Pour la perturbation alimentaire, j’aimerais souligner le sens d’une toute première maladie névrotique ; de sorte que la perturbation alimentaire, la phobie du loup, la piété obsessionnelle donnent la série complète des maladies infantiles qui apportent avec elles la disposition à l’effondrement névrotique des années qui suivirent la puberté ».

Il vaut la peine de remarquer ce terme choisi par Freud « effondrement névrotique » pour décrire la nouvelle poussée de sa névrose, celle de son début de l’âge adulte où, lors de sa liaison avec Matrona, celle-ci lui ayant donné une maladie vénérienne, il se rendit compte que bien que né coiffé, coiffé de ses membranes vitellines,  il n’était pourtant pas un enfant de la fortune.

Pour l’instant je veux surtout citer ce passage des complexes familiaux à propos du lien de l’anorexie à ce que Lacan appelle « l’appétit de la mort ». Ce passage se trouve dans ce qu’il appelle « L’imago du sein maternel ». (Je mets en fichier joint ce texte de Lacan)

« L’appétit de la mort. – Que la tendance à la mort soit vécue par l’homme comme objet d’un appétit, c’est là une réalité que l’analyse fait apparaître à tous les niveaux du psychisme ; cette réalité, il appartenait à l’inventeur de la psychanalyse d’en reconnaître le caractère irréductible, mais l’explication qu’il en a donnée par un instinct de mort, pour éblouissante (8*40 –8)qu’elle soit, n’en reste pas moins contradictoire dans les termes ; tellement il est vrai que le génie même, chez Freud, cède au préjugé du biologiste qui exige que toute tendance se rapporte à un instinct. Or, la tendance à la mort, qui spécifie le psychisme de l’homme, s’explique de façon satisfaisante par la conception que nous développons ici, à savoir que le complexe, unité fonctionnelle de ce psychisme, ne répond pas à des fonctions vitales mais à l’insuffisance congénitale de ces fonctions.

Cette tendance psychique à la mort, sous la forme originelle que lui donne le sevrage, se révèle dans des suicides très spéciaux qui se caractérisent comme « non violents », en même temps qu’y apparaît la forme orale du complexe : grève de la faim de l’anorexie mentale, empoisonnement lent de certaines toxicomanies par la bouche, régime de famine des névroses gastriques. L’analyse de ces cas montre que, dans son abandon à la mort, le sujet cherche à retrouver l’imago de la mère. Cette association mentale n’est pas seulement morbide. Elle est générique, comme il se voit dans la pratique de la sépulture, dont certains modes manifestent clairement le sens psychologique de retour au sein de la mère ; comme le révèlent encore les connexions établies entre la mère et la mort, tant par les techniques magiques que par les conceptions des théologies antiques ; comme on l’observe enfin dans toute expérience psychanalytique assez poussée.

Le lien domestique. – Même sublimée, l’imago du sein maternel continue à jouer un rôle psychique important pour notre sujet. Sa forme la plus soustraite à la conscience, celle de l’habitat prénatal, trouve dans l’habitation et dans son seuil, surtout dans leurs formes primitives, la caverne, la hutte, un symbole adéquat. »

Ce passage nous sera très utile justement pour notre lecture de la suite du texte de Freud concernant les fantasmes de renaissance ou de retour au ventre maternel car ce sont des fantasmes de retour à la terre-mère, à la déesse de la mort, « celle qui seule nous recueillera dans ses bras ».

1 Comment

  1. Bruno de Florence Reply

    Dans le temps, on disait « quand ‘appétit va, tout va. » Ceci dit, on commence à parler dans les médias de l’anorexie qui affecte les jeunes hommes, alors que jusque recemment, c’etait de femmes q’il s’agissait. J’ai moi même rencontré des jeunes mecs visiblement anorexiques. J’ai d’ailleurs fait une présentation à ce sujet en cartel recemment, et dans les cas relevés, il y avait un très net lien (vécu comme mortifère) à la mère. Bone piste ce que tu soulignes Liliane, j’en parlerai à mes amis du cartel.

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