Les annonces d’un grand destin

 

Suite de l’interprétation du rêve de l’oncle Joseph

Freud présente le rêve de l’oncle Josef, celui à la barbe jaune, une première fois, dans le chapitre «  la défiguration dans le rêve ». Il se trouve p. 177 de la version J.P. Lefebvre. En effet il met l’accent sur le fait qu’il éprouve beaucoup de tendresse pour cet oncle Josef,  ce qui dans la réalité est loin d’être le cas. Quand il le reprend dans ce chapitre « L’infantile dans le rêve », p. 231, c’est pour mettre ce rêve en relation avec un nouveau souvenir-écran qu’il nous confie, celui de la vieille paysanne qui lui avait promis un fabuleux destin. Pourtant rien dans le texte de ce rêve nous permet de deviner ce que sera le secret dernier de ce rêve :

«  I – L’ami R est mon oncle. J’ai une grande tendresse pour lui.

II- Je vois devant moi son visage légèrement modifié. Il est comme étiré en longueur, une barbe jaune l’encadre en faisant un contraste particulièrement net ».

Dans ce second chapitre, celui de l’infantile dans le rêve,  Freud reprenant ce rêve, se contente de donner à nouveau son interprétation, à savoir qu’il exprime son désir d’être nommé Professeur extraordinaire et dans ce but, son désir de dévaloriser ainsi ses deux confrères présentés comme étant indignes d’accéder à ce titre, aussi peu dignes de l’être que son oncle Joseph.

Il écrit : « ce rêve était le mien ; ce qui me permet d’en poursuivre l’analyse en indiquant que mon sentiment n’était pas encore satisfait par la solution atteinte ». La remarque est en effet importante. Le rêveur doit en effet se fier à ce sentiment d’incomplétude dans le déchiffrage de son rêve.Suit alors un paragraphe amusant, petite démonstration de ce que peut-être ce qu’on appelle la « dénégation », à propos de ce que Freud affirme de son absence d’ambition. Non il n’est pas ambitieux, mais en tout cas, s’il l’était, l’objet en serait tout autre que celui de devenir Professeur extraordinaire. Il conclut ce paragraphe par cette question : « D’où vient donc l’ ambition qui m’a inspiré ce rêve ? » C’est là qu’il nous raconte le souvenir écran,  la source de son  rêve, sa racine infantile, mais aussi un fragment du récit familial :« Il me revient là quelque chose que j’ai bien souvent entendu dans mon enfance : qu’à ma naissance une vieille paysanne avait prophétisé à ma mère, très heureuse de ce premier né, qu’elle avait fait don au monde d’un grand homme. »

C’est amusant de retrouver là, dans son histoire familiale, ce terme de « grand homme » qu’il interrogera très longuement dans les plusieurs versions de son « Moïse », mais cette fois-ci et pour la première fois, appliqué en somme à lui-même. C’est aussi intéressant de voir lié à ce fabuleux destin qui l’attend à sa mère elle-même, c’est elle qui fait ce cadeau au monde, sous la forme de son premier né. Une façon de souligner sa fonction d’objet a.

Freud se demande si son désir de grandeur ne proviendrait pas de cette première prophétie, mais c’est alors qu’il évoque un autre souvenir-écran,  celui d’un poète qui pour quelques sous faisait des vers. « Mais voilà que je me souviens justement d’une autre impression de mes jeunes années, plus tardive et mieux appropriée encore à expliquer les choses : c’était un soir, nous étions dans l’une des guinguettes du Prater où les parents avaient coutume d’emmener avec eux leur garçon d’onze ou douze ans, quand notre attention fut soudain attirée par un homme qui allait de table en table et improvisait des vers […] Il laissa tomber quelques vers sur ma personne, puis, porté par son inspiration, déclara qu’un jour je serais probablement, une nouvelle fois « ministre ». Je peux me souvenir encore très bien de l’impression qu’a faite sur moi cette seconde prophétie. C’était à l’époque du ministère bourgeois, peu auparavant, mon père avait ramené à la maison les portraits de ces messieurs du ministère en question, les docteurs Herbst, Giskra, Unger, Berger, etc… et pour les honorer nous avions fait des illuminations. Il y avait même des juifs parmi eux ; tous les gamins juifs bons élèves portaient donc un portefeuille ministériel dans leur cartable ».

L’interprétation de ce rêve prend alors une toute autre tournure, il évoque en effet entre les lignes, l’antisémitisme d’état et de la société de cette époque : « En traitant aussi mal, parce qu’ils sont juifs, mes deux confrères si savants et si respectables, l’un comme si c’était un imbécile, l’autre comme si c’était un délinquant, en procédant ainsi je me comporte comme si j’étais le ministre, je me suis mis à la place du ministre. Quelle vengeance radicale ! … »

En pensant à ce rêve de Freud il m’a paru, tout d’un coup évident qu’on ne peut pas trouver plus belle démonstration de ce que Lacan a affirmé que « l’inconscient, c’est la politique ». Il me semble que tout y est en effet dans ce rêve, sur le fond de ce terrible antisémitisme d’état .

Pour retrouver le contexte historique de ce rêve, un article d’un livre : « Freud et la culture». https://www.cairn.info/freud-et-la-culture—9782130607465.htm.   Il cite un autre livre aussi : ]C.⁠E. Schorske, Vienne fin de siècle. Politique et culture;  Il y a aussi, en cette période de l’enfance de Freud, des troubles sociaux qui  ont été  dénommés  « le printemps des peuples » !  Je me demande si ce n’est pas cette courte période que Freud évoque sous ce nom de « ministère bourgeois ». https://fr.wikipedia.org/wiki/R%C3%A9volution_autrichienne_de_1848

La fameuse phrase de Lacan « l’inconscient c’est la politique » se trouve dans la séance du 10 mai de « La logique du fantasme », mais je ne l’ai pas relu pour vérifier si je n’ai pas fait de contre-sens au sujet de la lecture de ce rêve.  Cependant cette phrase m’a paru l’éclairer  » « tous les gamins juifs bons élèves portaient donc un portefeuille ministériel dans leur cartable ».  On voit aussi que ça passe par le discours familial. Ils se réjouissaient en famille de l’avènement du ministère bourgeois.  Si j’ai bien suivi, c’était au temps de François Ier, empereur d’Autriche, après le démantèlement du Saint empire germanique.

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