Du lit au divan, l’acte sexuel et l’acte analytique

Pour Lacan ce qui définit un acte c’est le fait de « susciter un nouveau désir ». Est-ce que ce n’est pas ce qui définit l’acte de ce jeune homme du Sud tunisien, Mohamed Bouazizi, qui s’est immolé par le feu dans un suprême acte de révolte ? N’a-t-il pas en effet tout d’un coup suscité de nouveaux désirs, ceux du Printemps arabe ?

Il y a des actes qui sont des actes politiques, voire révolutionnaires. Lacan les évoque dans son séminaire de l’Acte analytique : « …je veux tout de même un peu plus que je n’ai pu le faire dans ces premiers mots, pointer qu’à notre horizon, nous savons ce qu’il peut en être de tout acte, de cet acte dont j’ai montré tout à l’heure le caractère inaugural, et dont si l’on peut dire le type, est véhiculé pour nous à travers cette méditation vacillante qui se poursuit autour de la politique par l’acte dit du Rubicon, par exemple. Derrière lui d’autres se profilent : Nuit du quatre Août, Jeu de Paume, Journées d’Octobre… Où est ici le sens de l’acte ?

Certes nous touchons, nous sentons, que le point où se suspend d’abord l’interrogation, c’est le sens stratégique de tel ou tel franchisse¬ment. Dieu merci, ce n’est pas pour rien que j’ai évoqué d’abord le Rubicon. C’est un exemple assez simple et tout marqué des dimensions du sacré. Franchir le Rubicon n’avait pas pour César une signification militaire décisive. Mais par contre, le franchir c’était rentrer sur la terre-mère, la terre de la République, celle qu’aborder, c’était violer. C’était là quelque chose de franchi. Dans le sens de ces actes révolutionnaires que je me trouve – bien sûr pas sans intention – avoir profilés là derrière. L’acte est-il au moment où Lénine donne tel ordre, ou au moment où des signifiants ont été lâchés sur le monde, qui donnent à tel succès précis dans la stratégie son sens de commencement déjà tracé? Quelque chose où la conséquence d’une certaine stratégie pourra venir prendre sa place, et y prendre sa valeur de signe.

Après tout, la question vaut bien d’être posée ici, à un certain départ, car il y a dans la façon dont je vais m’avancer sur le terrain de l’acte, aussi un certain franchissement d’évoquer cette dimension de l’acte révolutionnaire et de l’épingler de ceci de différent de toute efficacité de guerre et qui s’appelle susciter un nouveau désir.

« Un coup de ton doigt sur le tambour décharge tous les sons et commence la nouvelle harmonie.

Un pas de toi c’est la levée des nouveaux hommes et leur en¬ marche.

Ta tête se détourne : le nouvel amour! Ta tête se retourne – le nouvel amour? »

Je pense qu’aucun de vous n’est sans entendre ce texte de Rimbaud que je n’achève pas et qui s’appelle A une raison. C’est la formule de l’acte. » ( 10 janvier 1968 – Acte analytique )

Dans le champ analytique, on distingue acte manqué et acte symptomatique, passage à l’acte et acting out mais aussi acte sexuel et acte analytique. Dans le séminaire de la logique du fantasme, celui qui précède celui de l’acte analytique, Lacan rapproche l’acte analytique de l’acte sexuel en évoquant le lieu où ils se réalisent, le lieu du lit. C’est l’exemple du lit donné par Aristote pour décrire les quatre causes qui lui sert en effet de prétexte, au titre peut-être d’une association d’idée. Je le cite d’abord car cette approche mérite d’être questionnée et elle est intéressante pour bien cerner ce qu’il en est de l’acte : « Pour parler de la logique du fantasme, il est indispensable d’avoir au moins quelque idée d’où se situe l’acte psychanalytique. Voilà qui va nous forcer à un petit retour en arrière. On peut en effet remarquer ça va sans dire, mais ça va encore bien mieux en le disant, que l’acte psychanalytique n’est pas un acte sexuel. Ce n’est même pas possible du tout de les faire interférer. C’est tout à fait le contraire. Mais, dire le contraire, ça ne veut pas dire le contradictoire, puisque nous faisons de la logique ! Et, pour le faire sentir, je n’ai qu’à évoquer la « couche analytique ». Elle est quand même là pour quelque chose !

Dans l’ordre topologique, il y a quelque chose dont je me suis aperçu, mais c’est vraiment un problème : que les mythes en font peu état. Et pourtant, le lit, c’est quelque chose qui a affaire avec l’acte sexuel.

Le lit, ce n’est pas simplement ce dont nous parle Aristote […] un lit en bois comme si, d’un instant à l’autre, il pouvait se remettre à bourgeonner ! J’ai bien cherché dans Aristote il n’y a pas trace du lit considéré comme, …, je ne sais pas, ce que j’appellerais, dans mon langage à moi – et qui n’est pas très loin de celui d’Aristote – le lieu de l’Autre ! Il avait un certain sens du topos lui aussi, quand il s’agissait de l’ordre de la nature. C’est très curieux ! Ayant parlé, au livre « bêta » (si mon souvenir est bon) de la Métaphysique (mais je ne vous jure pas), de ce lit, si bel et bien, il ne le considère jamais comme topos de l’acte sexuel. On dit « enfant d’un premier lit ». C’est tout de même à prendre aussi au pied de la lettre. Les mots, ça ne se dit pas, ça ne se conjoint pas au hasard.

Dans certaines conditions, le fait d’entrer dans l’ai¬re du lit peut, peut-être, qualifier un acte comme ayant un certain rapport avec l’acte sexuel (Cf. les ruelles des Précieuses). Alors… le lit analytique signifie quelque chose une aire qui n’est pas sans un certain rapport à l’acte sexuel, qui est un rapport à proprement parler de contraire, à savoir qu’il ne saurait d’aucune façon s’y passer : il n’en reste pas moins que c’est un lit et que ça introduit le sexuel sous la forme d’un champ vide ou d’un ensemble vide, comme on dit quelque part. »

Ce rapprochement dans le même lit, en tant que lieu, de l’acte sexuel et de l’acte analytique permet de saisir ce qu’il en est de l’acte analytique, par le biais même de ce que Lacan dit de l’acte en tant qu’il est mise en exercice signifiante, qu’il témoigne de l’émergence du sujet et qu’il y met toujours en jeu la répétition, donc l’au-delà du principe du plaisir. L’acte sexuel en tant qu’acte se définit de ces mêmes termes, mais de plus, il est répétition de la scène œdipienne, mais aussi, à ce titre, répétition ou célébration de l’événement traumatique en tant que cette scène œdipienne révèle ce qu’il en est de la castration. Pour s’en convaincre il suffit de relire le texte du rêve de l’Homme aux loups et ce qu’il en est de son interprétation comme étant la mise en scène du rapport sexuel entre son père et sa mère, rapport trois fois répété.

Ce sont chacun de ces points qui méritent d’être élucidés et notamment par rapport à différentes définitions de ce qu’est un acte.

Définitions de l’acte

Lacan définit l’acte par le concept de la répétition mais aussi, ce qui lui est équivalent, par l’émergence du sujet, du sujet défini comme représenté comme représenté par un signifiant pour un autre signifiant ce qui fait de lui, un sujet divisé, écartelé :

« … comment définir ce qu’est un acte ? Il est impossible de le définir autrement que sur le fondement de la double boucle, autrement dit de la répétition. Et c’est précisément en cela que l’acte est fondateur du sujet.

Quelques lignes plus loin : « L’acte est, précisément, l’équivalent de la répétition, par lui-même. Il est cette répétition en un seul trait, que j’ai désignée tout à l’heure par cette coupure qu’il est possible de faire au centre de la bande de Moebius. Il est en lui-même : double boucle du signifiant. On pourrait dire, mais ce serait se tromper, que dans son cas le signifiant se signifie lui-même. Car nous savons que c’est impossible. Il n’en est pas moins vrai que c’est aussi proche que possible de cette opération. Le sujet – disons, dans l’acte – est équivalent à son signifiant. Il n’en reste pas moins divisé. (15 Février 1967 – Logique du fantasme)

Ou encore cette autre approche : « Le caractère essentiellement signifiant comme tel, et redoublé de l’acte, l’incidence répétitive et intrinsèque de la répétition dans l’acte, voilà qui nous permet de conjoindre d’une façon originelle – et de façon telle qu’elle puisse ensuite satisfaire à l’analyse de toutes ses variétés – la définition de l’acte. »

L’acte est donc lié à la répétition et l’émergence et même, pouvons nous dire, à l’engendrement du sujet mais il est aussi caractérisé par sa « pointe signifiante » :

« Qu’est-ce pour le psychanalyste qu’un acte ? Il suffira, je pense, pour me faire entendre à ce niveau, que j’articule, que je rappelle, ce que tous et chacun vous savez, nul n’en ignore; en notre temps, à savoir ce qu’on appelle l’acte symptomatique, si particulièrement caractérisé par le lapsus de la parole ou aussi bien de ce niveau qui en gros peut être classé du registre comme on dit de l’action quotidienne, d’où le terme si fâcheux de Psychopathologie de la vie quotidienne, de ce qui à proprement parler a son centre de ce qu’il s’agisse toujours, et même quand il s’agit du lapsus de la parole, de sa face d’acte.

C’est bien ici que prend son prix le rappel que j’ai fait de l’ambiguïté laissée à la base conceptuelle de la psychanalyse entre motricité et acte et c’est assurément en raison de ces points de départ théoriques que Freud favorise ce déplacement juste au moment où, dans le chapitre auquel j’aurai peut-être le temps de venir tout à l’heure, concernant ce qu’il en est de la méprise, Vergreifung, comme il la désigne, il rappelle qu’il est bien naturel qu’on en vienne là après 7 ou 8 chapitres sur le champ de l’acte, puisque comme le langage, dit-il, nous resterons là sur le plan du moteur. Par contre, il est bien clair que tout ce qui sera dans ce chapitre et dans celui qui le suit, celui des actions accidentelles ou encore symptomatiques, il ne s’agira jamais que de cette dimension que nous avons posée comme constitutive de tout acte, à savoir sa dimension signifiante; rien dans ces chapitres qui ne soit introduit concernant l’acte sinon ceci qu’il y est posé comme signifiant. » Acte analytique 22 novembre

Acte sexuel et acte analytique

Cette énonciation de Lacan est pour nous décisive en ce qui concerne le lien entre l’acte sexuel et l’acte analytique, c’est le rapport de l’acte sexuel à la « scène traumatique » qui n’est pas autre chose que ce qu’on nomme scène primitive : « Aucun acte sexuel – c’est là l’entrée dans le monde de la psychanalyse – qui ne porte la trace de ce qu’on appelle, improprement la scène traumatique ; autrement dit d’un rapport référentiel fondamental au couple des parents. »

« L’acte sexuel se présente bien comme un signifiant – premièrement, et comme un signifiant qui répète quelque chose. Parce que c’est la première chose qu’en psychanalyse on y a introduit. Il répète quoi ? Mais la scène œdipienne ! (22 février 67 logique du fantasme)

C’est par rapport à ces deux approches de Lacan concernant l’acte sexuel en tant que répétant la scène primitive et de ce fait même remettant en scène l’événement traumatique que nous pouvons articuler l’un avec l’autre ce qu’il en est de cet acte sexuel et de l’acte analytique, cette même scène primitive est en effet au point d’intersection de ces deux actes. Une référence clinique de poids l’illustre à merveille le texte du rêve de l’Homme aux loups ainsi que son interprétation.

C’est en effet pour l’homme aux loups, la « Pragung », la frappe, la marque, de la scène primitive qui a structuré toute sa névrose, une névrose obsessionnelle spontanément guérie mais avec des séquelles sous forme de graves inhibitions, scène primitive et scène traumatique que Freud retrouve et déchiffre dans cette analyse. Mais c’est aussi cette même scène qui permet à L’homme aux loups de réussir ce que Freud avait appelé « sa percée vers la femme», c’est-à-dire ce en quoi il pouvait réussir lui aussi une rencontre sexuelle, un acte sexuel, avec une femme. Cette percée vers la femme avait été, elle aussi, déterminée par la scène primitive, c’est en effet la position de sa mère dans le coït qui lui faisait préférer les femmes à large croupe, telle Grouscha, que le petit Serguei avait vu, dans son enfance, frottant le plancher, donc dans la position érotique qui avait sa préférence.

acte-sexuel-acte-analytiqueNote sur la répétition et le moment d’émergence du sujet

Pour rendre compte de ce qu’est la répétition et au point même de la naissance du sujet Lacan, dans le séminaire « les problèmes cruciaux pour la psychanalyse » a indexé la chaîne signifiante avec l’aide de la série des nombres entiers naturels, série qui va de Un jusqu’à l’infini et dans laquelle le chiffre Zéro compte pour Un, de telle sorte que quelque soit donc le nombre, il en a toujours Un en Plus. La petite cellule élémentaire de la constitution du sujet est donc celle qui prend naissance entre le S1 et le S2 mais avec ce « Un en plus » ou même « Un en trop » qui vient du zéro et provoque, par la progression de Plus Un en Plus Un, ce qu’on appelle la répétition. C’est à cette fonction du zéro élidée que Lacan rapporte l’objet perdu, tandis que cet Un en plus qui assure la progression de la chaîne symbolise cette fonction de l’objet petit a, sous la forme de l’objet à retrouver et qui ne peut jamais l’être puisqu’il est recherché devant alors qu’il est au point d’origine de la chaîne.

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