De l’amour du professeur à l’amour de la langue

Je prête toujours beaucoup d’attention aux premières phrases d’un livre. D’elles dépend que celui qui l’a ouvert poursuive ou non sa lecture. Ce livre de Stefan Zweig « La confusion des sentiments » commence ainsi : « Ils ont eu une exquise pensée, mes étudiants et collègues de la Faculté : voici, précieusement relié et solennellement apporté, le premier exemplaire de ce livre d’hommage qu’à l’occasion de mon soixantième anniversaire et du trentième de mon professorat, les philologues m’ont consacré. Il est devenu une véritable biographie. »

Avant d’en savoir plus sur le personnage que nous allons découvrir et qui parle en son nom, qui témoigne de ce que fut sa vie, un mot nous attire celui de « philologue », nous savons que celui qui s’adresse à nous s’annonce comme un personnage amoureux de la langue et des textes. Sur ce point de l’amour de la langue, on peut dire que le psychanalyste ne peut être qu’un philologue, puisque c’est avec cela qu’il travaille mais que c’est aussi ce qui fait le plaisir et les charmes de son métier, et c’est en cela que nous sommes séduits d’entrée de jeu par ce que le roman nous promet.

La narrateur tenant en ses mains la somme de tous ses travaux se demande dans quelle mesure elle représente ce que fut sa vie : « Ainsi moi qui ai employé toute une vie à décrire les hommes d’après leurs œuvres et à objectiver la structure intellectuelle de leur univers, je constatais précisément sur mon propre exemple, combien reste impénétrable dans chaque destinée le noyau véritable de l’être, la cellule mouvante d’où jaillit toute croissance […] Aucune algèbre de l’esprit ne peut la calculer. Aucune alchimie du pressentiment ne peut la deviner […] Ce livre ignore tout du secret de mon avènement à la vie intellectuelle ».

C’est donc le récit de cet avènement que le narrateur nous confie dans ce livre « La confusion des sentiments », livre qui double en quelque sorte le premier, celui de sa biographie intellectuelle avec la somme de ses travaux.

En effet dans cette biographie il manque un nom propre le nom de celui qui lui a en quelque sorte donné naissance dans le monde des idées : « L’index soigneusement établi comprend deux cents noms : il y n’y manque que le nom de celui d’où partit l’inspiration créatrice, le nom de l’homme qui a décidé de mon destin et qui, maintenant avec une puissance redoublée, m’oblige à évoquer ma jeunesse. Il est parlé de tous, sauf de lui qui m’a appris la parole et dont le souffle anime mon langage […] Je veux ajouter un feuillet secret aux feuilles publiées, ajouter un témoignage du sentiment au livre savant, et me raconter à moi-même, pour l’amour de lui, la vérité de ma jeunesse. »

Chaque analysant ne peut qu’être rendu sensible à l’accent de cette affirmation : « me raconter à moi-même, pour l’amour de lui, la vérité de ma jeunesse ». N’est-ce pas en effet ce qu’il pourrait se dire si ce n’est quand même qu’il pourrait la compléter d’une autre affirmation : certes me raconter mais aussi lui raconter, lui raconter à lui, l’analyste, cette vérité de ma jeunesse mais avant tout de mon enfance.

Le narrateur évoque donc sa vie d’étudiant et sa rencontre essentielle avec un merveilleux professeur qui donna un sens à sa vie. Il nous raconte que d’abord il profita de sa vie d’étudiant à Berlin et s’adonna aux plaisirs des sens avec de nombreuses conquêtes féminines. Un soir son père arriva à l’improviste dans sa chambre et le trouva en joyeuse compagnie. Le père y est décrit comme un pauvre homme, un homme désormais âgé, c’est son père réel.

« Il y a certaines paroles, écrit-il, qui ne sont d’une vérité profonde qu’une seule fois, prononcées entre quatre yeux, et quand elles jaillissent spontanément du tumulte inattendu des sentiments. Ce fut le seul entretien véritable que j’eus jamais avec mon père, et je n’hésitais pas à m’humilier volontairement ; je m’en remis à lui de la décision à prendre. »

Son père l’incite à partir loin de Berlin, dans une petite université où il pourra travailler sérieusement. C’est là qu’il rencontre son père idéalisé, un brillant professeur qu’il décrit minutieusement. Il tombe sous le charme de sa parole. Au moment où il pousse la porte de la salle de la conférence, il parle avec enthousiasme de la littérature élisabéthaine : « Malgré moi je m’approchais davantage, afin de voir, par-dessus les paroles, les gestes remarquablement arrondis et élargis des mains, qui parfois, lorsque sonnait un mot puissant, s’écartaient comme des ailes, s’élevaient en frémissant et puis d’abaissaient peu à peu musicalement avec le geste modérateur d’un chef d’orchestre. Et toujours la harangue devenait plus ardente tandis que, comme sur la croupe d’un cheval au galop, cet homme ailé s’élevait rythmiquement au dessus de la table rigide, et, haletant, poursuivait l’essor impétueux de ses pensées traversées par de fulgurantes images. »

Ce que Stefan Zweig décrit ainsi c’est « ce que les romains appelaient raptus, c’est-à-dire l’envol d’un esprit au dessus de lui-même ». En latin médiéval ce raptus était défini comme une extase, un ravissement. Ne serait-ce pas une référence à cette« autre jouissance », cette jouissance au-delà du phallus que décrit Lacan comme étant certes à rapprocher de la jouissance mystique mais qui est aussi de l’ordre de la jouissance féminine ? Quoiqu’il en soit notre jeune héros est subjugué par cet envol lyrique.

A la suite de cette première rencontre, dans ce roman, sous ce titre « la confusion des sentiments », nous assistons donc au développement d’une passion entre l’élève et son maître. Du côté de l’élève, cet amour pour le maître décrit à merveille ce que Lacan a évoqué sous ce terme de « père-version » ou « version vers le père » et en quoi et surtout comment elle lui donne accès à toutes les formes de sublimation. C’est cet amour pour le professeur qui donne accès à l’amour du savoir, c’est par lui et grâce à lui que s’effectue la transmission.

Lacan dans les dernières années de son enseignement, sous ce terme de « père-version », avait en quelque sorte redonné quelque vigueur à ce terme freudien depuis tombé un peu en désuétude, celui d’ « Œdipe dit inversé » ou « Œdipe négatif ». De fait, pour un sujet masculin, il s’agit d’élire le père comme objet d’amour et la mère comme objet rival par rapport à l’objet d’amour, objet rival qui devient, de ce fait même, objet de haine. Les positions s’inversent donc par rapport à l’Oedipe dit normal positif ou le père qui était objet de haine et la mère véritable et premier objet d’amour. De fait, comme Freud nous l’indique dans son article, le Moi, le ça et l’idéal du moi, le sujet névrosé développe un Oedipe dit complet c’est-à-dire à la fois positif et négatif, normal et inversé, de telle sorte que l’ambivalence règne en maître aussi bien par rapport au père que par rapport à la mère.

Lacan reprenant cette question sous le nom de la version vers le père, répartit ces composantes de l’Œdipe selon trois temps logiques. Au premier temps, le signifiant du père permet de symboliser ce qu’il en est du désir de la mère, il reçoit sa signification avec l’aide du signifiant du phallus. Au second temps, la mère doit être littéralement privée, châtrée de ce qu’elle n’a jamais eu, un phallus imaginaire, tandis que l’enfant doit être chassé par le père de cette position d’objet métonymique de la mère, de son désir de ne faire qu’un avec elle. Au troisième temps logique, c’est là que le père doit être préféré à la mère comme étant celui qui a le phallus. Mais là, c’est à son tour de faire la preuve qu’il l’a et surtout qu’il est capable de le donner.

C’est là que le père réel est le plus souvent mis en défaut d’avoir à soutenir cette haute fonction de père symbolique. Le symptôme de chaque sujet est là pour lui venir en aide, pour remédier à ses défaillances. Dans ces symptômes, c’est le père imaginaire, le père idéalisé, qui assure en quelque sorte la relève du père réel, qui pare à ses insuffisances.

Ce roman de Stefan Zweig nous en livre avec beaucoup de subtilité la fiction littéraire.

Le jeune homme nous décrit l’état d’âme qu’il éprouve après avoir écouté cette brillante conférence : « Quant à moi je ne pouvais pas bouger, j’étais comme frappé au cœur. Passionné et capable seulement de saisir les choses d’une manière passionnée, dans une sorte d’élan fougueux de tous mes sens, je venais pour la première fois de me sentir conquis par un maître, par un homme ; je venais de subir l’ascendant d’une puissance devant laquelle c’était un devoir absolu et une volupté de s’incliner ».

Mais ce nouvel engouement pour le professeur ne fut pas sans effet sur les ardeurs intellectuelles du jeune homme : Pour la première fois de sa vie il lut avec passion Shakespeare : « … je lus l’œuvre du poète comme je ne l’avais jamais fait auparavant. Peut-on expliquer des changements semblables ? Mais tout d’un coup je découvrais dans ce texte un univers ; les mots se précipitaient sur moi, comme s’ils me cherchaient depuis des siècles ; le vers courait en m’entraînant comme une vague de feu, jusqu’au plus profond de mes veines, de sorte que je sentais à la tempe cette étrange sorte de vertige ressenti quand on rêve qu’on vole. »

Dans les jours qui suivent, le jeune homme s’enquiert des travaux de son maître et découvre qu’en fait il n’a jamais rien écrit d’important. Ces quelques écrits ne faisaient qu’annoncer une œuvre qui n’avait jamais vu le jour. Il se rend également chez lui : « Avec quel tremblement l’adolescent que j’étais, franchit-il ce seuil pour la première fois ! Rien n’est plus passionné que la vénération d’un jeune homme, rien n’est plus timide, plus féminin que son inquiète pudeur. »

Stefan Zweig décrit je trouve très bien ce que Freud avait interprété comme la position féminine passive du garçon vis-à-vis du père, position contre laquelle il se défend de toutes ses forces viriles. Elle est par l’écrivain en tant que telle non seulement reconnue mais assumée.

Au cours de sa première rencontre avec son maître, nous voyons apparaître à la porte du bureau comme ne retrait ce qui est pourtant l’élément indispensable de la triangulation œdipienne, la maîtresse de maison annonçant que le diner est servi. Elle vient ainsi interrompre le tête à tête. Elle jouera un rôle important dans ce roman. C’est elle qui aide en effet son jeune ami à découvrir l’homosexualité de son mari, elle l’aide à en prendre conscience. C’est ce que décrit Stefan Zweig comme étant « une confusion des sentiments », une confusion que le jeune Roland a beaucoup de mal à déchiffrer. Dans ce roman on voit ainsi se dessiner ce qu’il en est de cette version vers le père qui caractérise la névrose et celle qui caractérise la perversion en tant que structure, par rapport au démenti de la castration.

Il y a en effet une très belle étude qui se dessine ainsi mais ce qui m’a surtout intéressé dans cette œuvre c’est surtout la façon dont le poète décrit cette fonction de l’amour du père et de l’amour de l’enseignant pour transmettre l’amour de la culture, l’amour de la langue.

« Il en était de moi comme ce prince du conte oriental qui, brisant l’un après l’autre les sceaux posés sur les portes de chambres fermées, trouve dans chacune d’elles des monceaux toujours plus gros de bijoux de bijoux et de pierres précieuses, et explore avec une avidité toujours plus grande l’enfilade ce ces pièces, impatient d’arriver à la dernière. C’est exactement ainsi que je me précipitais d’un livre dans l’autre, enivré par chacun, mais jamais rassasié : mon impétuosité était maintenant passée dans le domaine de l’esprit. J’eus alors un pressentiment de l’immensité inexplorée de l’univers intellectuel : aussi séduisant pour moi que l’avait été pour moi le monde aventureux des villes… »

Il me semble que même si cet accès au monde aventureux du savoir inconscient ne peut être atteint qu’en partie, on peut calquer sur cette fonction de l’amour du maître, du professeur donnant accès à l’amour des lettres, à l’amour de la langue, la fonction de l’amour du psychanalyste. Ce même passage peut en effet avoir lieu entre l’amour de transfert dans l’analyse et ce que Lacan a appelé « transfert de travail » , ce qui assure la transmission de la psychanalyse, d’un sujet à l’autre, ce qui permet à l’analyste de se maintenir sur la brèche par rapport à la survie de la psychanalyse et par rapport à ces nécessaires réinventions.

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